

Moins d’une heure plus tard, un juge fédéral de l’État de Washington a rendu une décision stipulant que l’autorisation de mise en marché de cette pilule abortive devrait être protégée dans 17 États et dans le district de Washington. Deux jugements en pure contradiction qui risquent de faire remonter le dossier de l’accès à la pilule abortive devant la Cour suprême.
L’animateur de Midi Info, Alec Castonguay, s’est entretenu avec Andréanne Bissonnette, chercheure à la Chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM et spécialiste de la question de l’avortement aux États-Unis, pour comprendre les conséquences concrètes de ces deux jugements opposés sur l’accès à l’avortement par médication.
On se doutait que le juge Matthew Kacsmaryk allait se prononcer contre le maintien de la mifépristone sur le marché. Quel effet risque d’avoir sa décision à travers le pays?
Pour le moment, ce jugement n’est pas encore appliqué [puisque le juge Kacsmaryk a donné un sursis de sept jours au gouvernement pour faire appel]. Si on en venait à ce que le jugement soit appliqué, donc à ce que la vente de la mifépristone soit suspendue, alors l’avortement par médication ne pourrait plus être réalisé par le biais des cliniques aux États-Unis. Par contre, c’est une décision qui ne touche pas l’avortement par instruments chirurgicaux.
Il faut aussi préciser que la mifépristone, c’est l’un des deux comprimés utilisés pour procéder à un avortement par médication. L’autre comprimé est le misoprostol. Or, il existe un protocole médical qui ne se base que sur la prise du misoprostol. Donc, si jamais la mifépristone était interdite, les cliniques pourraient se tourner vers ce protocole-là pour maintenir l’accès à l’avortement par médication.
Si jamais le jugement de l’État du Texas finit par s’appliquer, les médecins qui prescrivent la pilule abortive seront-ils obligés de s’y conformer, considérant qu’un autre jugement le contredit?
On sait qu’à peine quelques heures après que les deux jugements contradictoires ont été rendus vendredi, le gouvernement américain a, de son côté, fait appel de la décision du juge texan. Et ce n’est pas impossible qu’on se rende jusqu’à la Cour suprême.
Entre-temps, il faudra voir ce que la FDA
va émettre comme directive. Selon plusieurs experts juridiques, la FDA pourrait se baser sur une décision rendue en 1985 pour dire : on prend acte du jugement texan, mais on ne sanctionnera pas les médecins qui vont continuer de prescrire la mifépristone tant que le dossier n’aura pas été tranché sur le fond.Mais là, on est vraiment dans l’hypothétique. Il faut vraiment attendre de voir si la cause va être entendue avant vendredi par la cour d’appel fédérale pour la cinquième circonscription, [située à La Nouvelle-Orléans et chargée d’entendre les causes qui proviennent du Texas].
Pour justifier sa décision, le juge Matthew Kacsmaryk a affirmé que la mifépristone est dangereuse pour la santé des femmes et devrait donc être interdite. Y a-t-il vraiment un danger?
L’autorisation de la mifépristone par la FDA
remonte à l’an 2000, ça fait donc 23 ans qu’on l’utilise pour l’avortement par médication. Au moment de l’approbation, la FDA a émis un protocole très strict pour encadrer son utilisation.Depuis, il y a eu nombre d’études qui se sont penchées sur son efficacité, sa sûreté et la pertinence de son protocole. Ces études dénotent moins de 1 % de complications. Lorsqu’on regarde d’autres types d’interventions médicales, il y en a plusieurs qui ont des niveaux bien plus élevés de complications et qui ne sont pas retirées du marché. Du côté scientifique, on s’entend donc sur le fait que la mifépristone et son protocole sont sécuritaires.
Et il faut préciser que dans le jugement rendu par la cour fédérale du Texas, beaucoup des termes utilisés sont idéologiques et fondamentalement anti-choix. La valeur de l’analyse scientifique est remise en cause par cet aspect.
Le juge Kacsmaryk a déjà travaillé comme juriste pour des organisations chrétiennes avant d’être nommé juge fédéral. On sent donc qu’il a des affinités avec les groupes chrétiens qui ont déposé leur recours devant son tribunal.
Absolument. Et le juge, dans sa décision, rejette certains termes qui sont normalement utilisés dans les jugements sur le droit à l’avortement. Par exemple, il rejette le terme foetus
et utilise plutôt unborn child
(enfant à naître).
Quant aux justifications [qu’il fournit dans son jugement], beaucoup d’études démontent assez facilement plusieurs de ses affirmations, tant par rapport à la pilule abortive que par rapport aux soins maternels, à l’obstétrique ou à la gynécologie, par exemple.
De son côté, le juge Thomas Rice, qui a rendu sa décision à une heure d’intervalle environ, affirme que la mifépristone est tout à fait sécuritaire. Comment deux juges fédéraux peuvent-ils rendre deux jugements à ce point différent dans une même journée?
En fait, dans cette seconde cause, ce sont les procureurs généraux de 17 États et du district de Washington qui ont demandé au juge Rice de se prononcer sur la possibilité de continuer à prescrire la mifépristone et la façon d’en protéger l’accès.
Selon son jugement, les preuves scientifiques démontrent que la mifépristone est efficace et sécuritaire et que son protocole est adéquat. En somme, il affirme donc que les États qui veulent continuer à protéger l’accès à l’avortement par médication devraient être en mesure de le faire.
Il y a une différence majeure entre les deux jugements. Celui qui émane du Texas en appelle à une suspension nationale, donc à l’échelle du pays, et non pas uniquement dans les États qui voudraient restreindre l’accès à la mifépristone. Le jugement qui émane de Washington se limite à protéger l’accès à la mifépristone uniquement dans les États qui ont eux-mêmes saisi la cour sur cette question.
On pourrait donc se retrouver devant la Cour suprême. D’un côté, on sait qu’elle est maintenant très conservatrice; c’est elle qui a invalidé l’arrêt Roe c. Wade en juin. De l’autre, certains observateurs disent qu’elle n’a pas l’habitude de se prononcer contre les avis scientifiques des agences fédérales comme la FDA . Est-ce crédible?
C’est un argument crédible et c’est une possibilité tangible parce que la décision texane ouvre un peu une boîte de Pandore par rapport au fait qu’un juge s’octroie les pouvoirs de révoquer un processus d’approbation scientifique. Ce n’est pas impossible que la Cour suprême penche de ce côté-là de l’argumentaire.
Par contre, l’arrêt Roe c. Wade [qui protégeait le droit à l’avortement au niveau fédéral] ayant été renversé, on sait que plusieurs juges qui siègent sur cette cour penchent du côté des arguments qui visent à restreindre ce droit. À ce stade-ci, c’est trop tôt pour dire avec certitude de quel côté la cour pourrait pencher. Je pense que les deux scénarios sont valides et à considérer.
Les propos rapportés ont été adaptés à des fins de clarté.