
1. Où sont-ils exactement?
Les mercenaires de Wagner se sont d’abord fait connaître pendant l’invasion de la Crimée en 2014, lorsqu’ils épaulaient l’armée russe. Ils sont encore très présents en Ukraine, notamment autour de la ville de Bakhmout, épicentre des combats dans l’est du pays.
On les a vus ensuite en Syrie, aux côtés des forces de Bachar Al-Assad, puis en Libye, où ils ont appuyé le général Khalifa Haftar.
En fait, ils vont partout où on les accueille, souligne Catrina Doxsee, directrice associée du Projet sur les menaces transnationales au Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS) à Washington.
« Ils ratissent très large. Ils sont disposés à travailler avec quiconque voudra conclure un accord avec eux. »
Le groupe Wagner est une société militaire privée, mais aussi un réseau opaque d’entreprises et d’organisations d’influence politique qui bénéficient du soutien implicite de l’État russe. Il est dirigé par Evgueni Prigojine, un oligarque proche du président russe, Vladimir Poutine. En janvier 2023, les États-Unis l’ont désigné comme une organisation criminelle internationale. Wagner est actif dans trois secteurs : le mercenariat, la désinformation et l’exploitation de ressources naturelles.
Wagner privilégie cependant les pays avec une gouvernance faible, des défis de sécurité permanents et des ressources abondantes
, ajoute Mme Doxsee.
Ils offrent leurs services de renseignements et paramilitaires en échange de concessions minières ou de l’accès à des ressources naturelles, en plus de frais mensuels, explique-t-elle.
C’est en République centrafricaine qu’ils ont établi leur partenariat le plus profitable, estime l’Initiative mondiale contre la criminalité organisée transnationale (GI-TOC) dans un rapport publié en février 2023.
« La RCA est l’exemple le plus avancé du modèle économique de Wagner en Afrique, au point que ses interventions pourraient être décrites comme une capture de l’État. »
Arrivé en 2018 pour faciliter les transferts d’armes et fournir de la formation et de la protection, le personnel de Wagner a rapidement pris part aux opérations militaires contre les rebelles armés qui tentaient de s’en prendre au gouvernement du président Faustin-Archange Touadéra.
Mais les Russes ne se limitent pas à la sécurité. Les entreprises liées à Wagner sont également actives dans le secteur des ressources naturelles, avec un accès privilégié aux mines d’or et de diamants ainsi qu’à l’exploitation forestière. L’organisation joue également un rôle politique influent.
Un Russe, Valery Zakharov, occupe désormais le poste de conseiller à la sécurité nationale et d’autres Russes sont conseillers principaux aux ministères des Finances et des Douanes.
Une situation semblable s’est produite au Mali. À la suite de deux coups d’État, les relations entre Bamako et Paris, ancienne puissance coloniale, se sont détériorées. Sur fond de récriminations, et après l’échec de l’opération Barkhane, la force française antiterroriste qui coopérait avec l’armée malienne s’est retirée, laissant le champ libre aux Russes.
Le Mali nie la présence de mercenaires, ne reconnaissant que celle d’instructeurs et de formateurs russes, arrivés en vertu d’un accord de coopération avec la Russie.
Mais le chef du commandement américain pour l’Afrique, le général Stephen Townsend, a soutenu, en juillet dernier, que le Mali versait à Wagner 10 millions de dollars par mois, sous la forme de ressources naturelles telles que l’or et les pierres précieuses
.
Au Soudan, Wagner profite de l’instabilité pour pêcher en eaux troubles. Les entreprises du réseau de Prigojine ont, depuis des années, accès à des concessions minières et font le trafic de produits aurifères soudanais. Dans le plus récent conflit, ils appuient les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR) du général Mohamed Hamdane Daglo, à qui ils auraient notamment fourni des missiles sol-air.
Selon les analystes, Wagner viserait également d’autres pays de la région où les États sont défaillants, tels que le Burkina Faso, le Tchad, le Niger, la Guinée, l’Ouganda, le Kenya et le Cameroun.
2. Quels sont leurs objectifs?
Leur objectif est double : premièrement, c’est de contrer l’influence des Occidentaux en Afrique, et deuxièmement, c’est de faire de l’argent
, explique Thierry Vircoulon, membre de l’Initiative mondiale contre la criminalité organisée transnationale et coauteur du rapport La zone grise : l’engagement militaire, mercenaire et criminel de la Russie en Afrique.
Dans la foulée de la guerre en Ukraine, la Russie tente de gagner des alliés, afin qu’ils lui donnent leur appui lors de votes à l’ONU, notamment.
Les pays africains représentent environ le quart des votes à l’Assemblée générale de l’ONU
, explique Paul Stronski, chercheur à la Fondation Carnegie pour la paix internationale, à Washington.
« La Russie entretient ses relations avec ces pays en leur fournissant des armes et, parfois, un allégement de la dette ou un appui aux autocrates. En retour, elle attend et obtient, la plupart du temps, un soutien ou du moins une abstention lors des votes clés. »
La Russie tâche également d’augmenter ses capacités militaires et de renseignement en Afrique et dans les eaux entourant le continent, note Catrina Doxsee. Ainsi, en contrepartie de l’envoi de Wagner au Soudan, la Russie aurait négocié pour établir une base navale russe à Port Soudan.
Cela lui donnerait une projection de puissance dans la mer Rouge et plus loin dans le sous-continent indien, un objectif que la Russie poursuit depuis longtemps
, explique Mme Doxsee.
Ce projet est à l’arrêt pour le moment, étant donné la guerre au Soudan.
Du point de vue économique, la Russie tire amplement parti des activités africaines de Wagner, qu’elle mène par l’intermédiaire de sociétés comme Meroe Gold. Il y a un gain financier direct lié à l’exploitation et la contrebande d’or et de pierres précieuses, ainsi que d’autres ressources naturelles telles que le bois ou le café
, précise Catrina Doxsee. Cela permet à Moscou d’amoindrir le coût des sanctions internationales.
Les Russes, pour leur part, soutiennent apporter la stabilité, la paix et la prospérité économique à l’Afrique, par opposition aux Européens qui cherchaient à la coloniser et à mettre la main sur les ressources naturelles, affirment-ils.
La Russie essaie de diffuser ce récit sur la nouvelle souveraineté et sur les raisons pour lesquelles c’est important pour les pays africains de rompre les liens avec les ex-métropoles
, souligne Tatiana Smirnova, chercheuse au Centre FrancoPaix de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’Université de Québec à Montréal (UQAM). Elle se présente comme un allié sur qui les Africains peuvent compter dans cette bataille.
« Le récit du Kremlin, qui consiste dans cette idée que la Russie va aider l’Afrique à se libérer des chaînes occidentales, est extrêmement puissant. »
3. Pourquoi leur présence pose-t-elle problème?
Les mercenaires de Wagner seraient responsables de brutalités contre les civils et de violations des droits de la personne en République centrafricaine et au Mali.
Les opérations contre-terroristes existaient avant l’arrivée des Russes au Mali, et il y avait parfois des exactions contre les civils, mais la nature de la violence a changé avec l’arrivée des compagnies militaires privées
, note Tatiana Smirnova.
Le problème, c’est que le personnel de Wagner n’a de compte à rendre à personne. La Russie n’a jamais signé le document de Montreux, auquel participent 58 États, qui est le code de conduite des sous-traitants militaires privés. Ils ne sont donc nullement imputables
, explique Paul Stronski.
Des experts de l’ONU ont exigé au début de l’année une enquête sur les violations flagrantes des droits de l’homme et les éventuels crimes de guerre et crimes contre l’humanité
commis par l’armée malienne et le groupe Wagner au Mali. Il y est question d’exécutions horribles, de charniers, d’actes de torture, de viols et de violences sexuelles, de pillages, de détentions arbitraires et de disparitions forcées perpétrés par les forces armées maliennes et leurs alliés
.
En République centrafricaine, selon le Projet de données sur la localisation et les événements des conflits armés (ACLED), le groupe Wagner est devenu l’un des principaux agents de la violence politique. Il est impliqué dans près de 40 % des événements de violences politiques enregistrés entre décembre 2020 et juillet 2022.
Selon les Américains, le groupe Wagner veut fomenter l’instabilité en Afrique pour établir une confédération
d’États anti-occidentaux.
Je ne pense pas qu’ils soient là pour le bien des Africains
, a estimé, en juillet 2022, le chef du commandement américain pour l’Afrique, le général Stephen Townsend.
« Ce que fait Wagner, c’est soutenir des dictateurs et exploiter les ressources naturelles du continent. »
4. Qu’en pensent les Africains?
Il est difficile de savoir ce que pensent vraiment les gens, dans la mesure où il faudrait pouvoir faire la part des choses entre ce qui est de la propagande et ce qui est une adhésion sincère, souligne Tatiana Smirnova. Comment évaluer si les forces russes sont les bienvenues? se demande-t-elle. Est-ce qu’on va comptabiliser les likes sur les médias sociaux ou le nombre de personnes qui portent le drapeau russe dans les rues des capitales?
Cela ne serait pas bien utile, puisque les consultants de Wagner sont très actifs pour propager, dans les médias traditionnels et sur les réseaux sociaux, des représentations visant à légitimer la coopération russo-malienne et discréditer les Occidentaux.
Il y a eu des opérations de désinformation et des campagnes d’influence russes généralisées sur tout le continent africain, et en particulier dans les États où Wagner est présent
, remarque Catrina Doxsee. Il peut s’agir de panneaux d’affichage proclamant les avantages d’un partenariat avec la Russie, de contenus complaisants envers les Russes et d’autres qui tendent à décrédibiliser les Français, de fausses études d’opinion ou de films, détaille-t-elle.
Ce flux constant de propagande et de désinformation inquiète Reporters sans frontières. Si on l’ajoute aux violences commises par les insurgés et à la répression des juntes militaires, il met le Sahel à risque de devenir une zone de non-information
, estime l’organisation.
« La désinformation prend une ampleur particulière au Sahel, qui s’avère être un laboratoire d’expérimentation pour les mercenaires de la désinformation, qui officient notamment sur les réseaux sociaux, mais aussi au sein même des juntes au pouvoir qui affichent désormais un soutien sans faille à leurs nouveaux alliés russes. »
5. Que peut faire l’Occident?
La présence des Russes répond à une demande des gouvernements locaux pour affronter une situation sécuritaire qui se détériore et face à laquelle les partenaires occidentaux ont été impuissants. Les programmes antiterroristes russes sont présentés comme une solution de rechange rapide et efficace
, explique Mme Smirnova.
À la différence des armées occidentales, les mercenaires de Wagner n’ont pas peur d’aller sur le terrain et se salir les mains, souligne Thierry Vircoulon.
« Wagner fait ce que les partenaires de sécurité occidentaux ne veulent pas faire, c’est-à-dire qu’ils participent à une guerre civile sur le terrain. »
Il y a peu de chances que le Canada, la France ou les États-Unis participent à une guerre civile en Afrique
, ajoute-t-il. Or Wagner, étant un groupe paramilitaire et non une armée, peut le faire. Ils fournissent ce qui manque à ces régimes, c’est-à-dire des combattants aguerris.
Le recours aux Russes démontre aussi le besoin de s’affranchir d’un certain paternalisme de l’ancienne puissance coloniale, une attitude jugée méprisante par certains Africains qui trouvent qu’on ne les considère pas comme des partenaires à part entière, remarque M. Stronski.
Il ne faut pas pour autant laisser tomber l’Afrique, mais mettre en place une stratégie coordonnée pour aider les Africains à s’occuper des problèmes qui les préoccupent plutôt que de tenter d’éradiquer Wagner partout où il surgit, ajoute-t-il.
« Nous combattons la Russie au lieu de combattre les problèmes qui comptent vraiment pour les Africains, comme la sécurité alimentaire, l’instabilité et les changements climatiques. »
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p class= »e-p »>Beaucoup d’États qui se tournent vers Wagner le font en désespoir de cause
, conclut Catrina Doxsee. Ils ont besoin de renforcer l’ensemble de leurs institutions et de leurs infrastructures non seulement pour contrer les menaces à la sécurité militaire, mais pour construire une société qui fonctionne mieux.
Il s’agit, selon elle, du genre d’aide que les pays occidentaux pourraient apporter s’ils mettaient en place une stratégie coordonnée dans la région.