
Constructions frauduleuses, laxisme quant au respect de la réglementation antisismique, lenteur de l’arrivée des secours : on a beaucoup dit que le nombre élevé de morts n’était pas attribuable qu’au séisme. À Istanbul, où les sismologues prévoient un grand tremblement de terre, ces considérations ont alimenté la peur des habitants et risquent de peser lourd lors du vote aux élections présidentielles et parlementaires du 14 mai prochain.
L’obsession des Stambouliotes
Depuis le tremblement de terre du 6 février dernier qui a fait 45 000 morts à l’autre bout du pays, les yeux de Şenel Killinç sont régulièrement attirés vers le haut des immeubles qui bordent sa rue dans le quartier de Cihangir, à Istanbul. Sur tous les immeubles, il y a un étage illégal et, chaque fois, les gens ont profité des amnisties pour le légaliser. Dans mon immeuble aussi, le dernier étage, c’est un étage ajouté qui était illégal et qui a été légalisé. Ça ne me rassure pas.
Le séisme dans l’est a rappelé aux Stambouliotes qu’un sort semblable pouvait les attendre avec son lot de vies éteintes ou brisées et ses immeubles détruits.
Depuis des années, dans cette mégalopole de 18 millions d’habitants, on attend The Big One, LE grand tremblement de terre, dont les conséquences seraient encore plus désastreuses que dans l’est.
Les habitants de la ville, qu’ils soient locataires ou propriétaires, se demandent tous s’ils doivent faire tester leur immeuble pour savoir s’il est aux normes antisismiques. Le séisme, dit Şenel, tout ce qui est sismique ou antisismique, est notre première préoccupation ces jours-ci, surtout après LE grand séisme dans l’est, car on a tous peur. Avec ma voisine, c’est notre premier sujet de discussion : est-ce qu’on fait un test ou pas? On reste ou on quitte Istanbul?
Cette peur n’est pas sans fondement. Depuis des années, des sismologues essaient d’alerter les autorités sur l’avènement probable d’une telle catastrophe et sur la nécessité de mieux s’organiser en conséquence. C’est le cas de Celâl Şengör, un géologue de renommée internationale.
Aujourd’hui, professeur à la retraite, Celâl Şengör nous reçoit dans sa maison qui domine le Bosphore. Mais dans sa bibliothèque personnelle, entouré de ses 50 000 livres, le scientifique poursuit ses recherches. Comme d’autres, il s’inquiète de l’inactivité prolongée d’un des segments de la faille, inactivité qui pourrait se traduire par une accumulation de tension et éventuellement par un séisme dévastateur.
Assis devant son ordinateur, il nous montre la carte de la faille nord-anatolienne, celle qui menace Istanbul à un moment impossible à prévoir. On a calculé que le nombre de morts serait de 100 000 à 500 000. Et plus de 50 % de l’économie turque est à Istanbul. Ce serait une très grande catastrophe non seulement pour la ville, mais aussi pour la Turquie.
Des constructions aux normes antisismiques bafouées
Le monde entier – mais les Turcs en particulier – a vu des images d’immeubles parfois presque neufs s’effondrer comme des châteaux de cartes en février dernier. La preuve qu’on n’avait pas tiré les leçons du séisme de 1999 près d’Izmit qui avait fait plus de 17 000 morts.
Jean-François Pérouse est géographe urbain et turcologue. Il est venu s’installer en Turquie justement après le tremblement de terre de 1999. Ce qui est arrivé en février 2023, affirme-t-il, prouve bien que les leçons n’ont pas été tirées dans l’ensemble du pays par l’ensemble des pouvoirs locaux, par l’ensemble de l’appareil d’État, et les vieilles habitudes ont repris le dessus très rapidement.
Trois jours après les séismes du 6 février, Recep Tayyip Erdogan vient constater par lui-même les dégâts à Gaziantep et à Kahramanmaras. Triste et ironique répétition du tremblement de terre de 1999 : à l’époque, comme aujourd’hui, on avait très rapidement attribué le nombre élevé de victimes aux entrepreneurs peu scrupuleux et au laxisme de l’État qui fermait les yeux sur les mauvaises constructions. Ce constat avait même permis au parti du président, l’AKP, de se faire élire trois ans plus tard à la tête de la Turquie.
Les gouvernements successifs d’Erdogan ont donc mis la construction et la protection contre les séismes au centre de leur projet économique. Dans les dix premières années de ses 20 ans au pouvoir, on a démoli puis reconstruit de nombreux édifices plus solides. Mais avec le temps, le laxisme à l’égard du respect des normes antisismiques a repris de plus belle.
Ce laisser-aller était même régulièrement légalisé par des amnisties, souvent décrétées juste avant des élections. Les amnisties, explique le géographe urbain Jean-François Pérouse, consistent à régulariser des bâtiments dont on sait très bien qu’ils sont illégaux et qu’ils n’ont pas respecté les normes, on les régularise moyennant finances. Les pouvoirs publics ferment les yeux sur les irrégularités, mais, soutient-il, renflouent leurs caisses.
La loi sur les amnisties a été adoptée en 1984, donc bien avant l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan. D’abord destinée aux particuliers, son application s’est par la suite étendue aux grandes entreprises.
Pourquoi s’obliger dans de telles circonstances à construire des immeubles conformes aux normes antisismiques?
Le parc immobilier d’Istanbul doit donc être assaini, dit Jean-François Pérouse. Mais pour cela, il faudra mettre un terme à l’autoconstruction qui s’est beaucoup propagée dans les dernières années. L’autoconstruction ne se fait plus maintenant sous la forme de petites baraques, mais plutôt sous la forme d’immeubles qui ont parfois jusqu’à 12 étages et qui sont construits en dépit du bon sens sans recours à un ingénieur ou à un architecte, avec les moyens du bord, un habitat bricolé, évolutif, fondamentalement vulnérable, et c’est ce stock-là qui est problématique.
Faire tester son immeuble ou pas?
Les habitants d’Istanbul connaissent bien l’état des bâtiments de leur ville. C’est pour cette raison qu’à la suite du séisme de l’est, ils ont été des milliers de Stambouliotes à faire des demandes d’inspection. Azimé Donmez, une professeure de français, a tenté avec ses copropriétaires de s’inscrire, sans succès, sur le site de la mairie.
Des entreprises, tant publiques que privées, examinent les fondations et prélèvent des carottes de béton pour vérifier s’il est de bonne qualité. Les résultats de ces tests ne constituent qu’une réponse partielle aux problèmes des résidents d’Istanbul, dit Azimé Donmez. Si jamais l’appartement n’est pas assez solide, est-ce qu’on doit le quitter? Et connaissant l’état des bâtiments à Istanbul, où allons-nous habiter?
Et cela, c’est sans compter l’augmentation des loyers dans la mégalopole qui ont parfois triplé, voire quadruplé, dans les dernières années.
L’immobilier, un enjeu électoral
On l’aura compris, si la construction a fait les beaux jours de l’AKP du président Erdogan, le séisme dans l’est du pays a aussi sérieusement ébranlé sa popularité. À la veille des élections présidentielles et législatives du 14 mai prochain, l’opposition menée par Kemal Kiliçdaroglu et son parti, le CHP, entend bien en profiter.
Il y a quelques semaines, le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, étoile montante du CHP, s’est déplacé dans le quartier d’Atakoy. Poursuivi par une horde de journalistes, il vient assister à la démolition en direct de plusieurs bâtiments résidentiels jugés vulnérables. Une façon de montrer que son parti, s’il était à la tête du pays, s’occuperait avec sérieux de l’assainissement du parc immobilier d’Istanbul.
La municipalité d’Istanbul a-t-elle les moyens de consolider tous les immeubles vulnérables de la ville? Actuellement, selon nos estimations, répond le maire Imamoglu, il y a plus de 90 000 constructions à risque. Par conséquent, c’est un problème à long terme, il est possible de le faire avec une stratégie, mais cela peut prendre 20 ans. C’est la lutte de tous, si le gouvernement, la municipalité d’Istanbul, les secteurs de la finance et de la construction participent à cette bataille, ce sera accompli dans un délai raisonnable.
Même si la coalition de l’opposition, à laquelle est rattaché le maire d’Istanbul, remporte les élections du 14 mai prochain, il ne faudra pas s’attendre à des miracles en matière de protection contre les séismes, dit le géographe urbain Jean-François Pérouse. On peut s’attendre à une volonté de rupture par rapport aux pratiques et à un plus grand sérieux, une plus grande transparence dans les procédures. Mais ça ne va pas résoudre la question du jour au lendemain.
Et compte tenu des liens qui existent entre le CHP (parti qui mène la coalition de l’opposition) et des entrepreneurs en construction, l’assainissement de l’ensemble des pratiques ne sera pas facile, soutient Jean-François Pérouse. Néanmoins, on peut s’attendre à un plus grand souci du respect des normes, avec tous les effets vertueux que ça peut avoir.