
Dans une des salles de répétition du Baryshnikov Arts Center, faite de béton gris, le metteur en scène François Girard reçoit un message texte sur son téléphone. Un ami lui rappelle la première à Moscou de son adaptation de l’opéra Lohengrin, au Théâtre Bolchoï, le 24 février 2022.
À ses côtés, le légendaire danseur Mikhaïl Barychnikov manie lentement, très lentement, un fusil. L’ancienne étoile de ballet du théâtre Kirov de Saint-Pétersbourg a l’air absorbé. Est-ce à cause de ces mouvements à apprendre ou parce qu’il est horrifié par cette guerre entre la Russie et l’Ukraine?
Grâce à son style vertigineux et pur, Mikhaïl Barychnikov a dansé sur les plus grandes scènes du monde. Il a vécu des hauts et des bas, mais jamais il n’aurait pensé qu’à 75 ans, il vivrait la pire année de toute sa vie.
J’ai vécu l’année la plus horrifique de ma vie, je dirais. Même si j’ai perdu ma mère lorsqu’elle avait 40 ans [elle s’est suicidée], mon frère et mon père, qui était un officier militaire dans l’armée occupée de Latvia. J’ai connu les deux côtés de la médaille
, raconte-t-il.
« J’ai été un fils de l’occupation [en Lettonie] et je sais comment les gens réagissent face à une armée qui n’est pas la bienvenue. Des centaines de milliers de gens entrent par la frontière de l’Ukraine. J’espère que cette année sera une année victorieuse pour les Ukrainiens. »
Un géant pour maître
Né en 1948 à Riga, alors que la Lettonie était sous occupation soviétique, Mikhaïl Barychnikov a déménagé en Russie à l’âge de 16 ans pour y apprendre le ballet à l’école de danse du maître Alexander Pouchkine, à Léningrad (devenue Saint-Pétersbourg).
Le mythique chorégraphe lui apprend la rigueur. Le jeune prodige apprend aussi à se battre pour monter sur scène. Après le succès de son pas de deux dans Le corsaire, il obtient enfin un rôle dans le ballet Giselle. Il rêve de liberté.
Vous devez être brave et ne pas avoir peur de l’échec, parce qu’il n’y a pas de garantie. Vous devez ouvrir votre cœur, vous devez être préparé, vous devez étudier, vous devez observer les autres et les suivre vers vos artistes préférés. Que ce soit un compositeur, un peintre, un poète ou un chorégraphe. Tout cela pour réaliser ce que vous devez faire de votre vie
, dit-il au cours de notre conversation.
L’exil à 26 ans
Même s’il est au sommet de son art, sa vie s’effrite petit à petit à la fin des années 1960. Après la défection vers l’Ouest en 1961 du danseur Rudolf Noureïev, son amie, la ballerine Natalia Makarova, fuit aussi l’Union soviétique en 1970. La même année, son mentor Alexandre Pouchkine succombe à un arrêt cardiaque, à l’âge de 62 ans.
En spectacle au Canada, le 29 juin 1974, Mikhaïl Barychnikov quitte précipitamment le Centre O’Keefe de Toronto (aujourd’hui le Meridian Hall) en automobile pour demander l’asile politique. Le danseur, alors âgé de 26 ans, affirme par voie de communiqué qu’il s’agit d’un choix artistique et non d’un choix politique
.
Aujourd’hui, il garde de précieux souvenirs du pays qui l’a accueilli.
« Le Canada est ma maison. Le Canada m’a donné l’occasion, pour la première fois, de respirer librement. J’ai de très bons amis là-bas que j’ai rencontrés il y a presque 50 ans. Certains sont danseurs, d’autres sont écrivains ou avocats. Lorsque je visite le Canada, je me sens à l’aise, c’est un sentiment extraordinaire. »
Peut-être est-ce ce lien affectif avec le Canada qui nourrit en partie cette visible amitié entre l’artiste, maintenant citoyen américain, et le Québécois François Girard, lors des répétitions pour Le fusil de chasse.
Le metteur en scène appelle affectueusement le danseur devenu chorégraphe Misha
.L’éclairagiste avec qui je travaille au théâtre depuis 20-25 ans, David Finn, a longtemps tourné avec Barychnikov. Ce sont des amis personnels. « Misha » cherchait un projet post-pandémique. On a donc lancé l’idée, j’ai rencontré « Misha » et il a décidé de sauter dans le bateau
, nous dit en entrevue François Girard.
Le danseur-chorégraphe, qui a aussi été acteur dans des films comme The Turning Point (Le tournant de la nuit, en 1977) et White Nights (Soleil de nuit, en 1985), est emballé par le projet.
Attaché à la culture russe
« François m’a fait une offre que je ne pouvais refuser. Jouer un personnage sans prononcer un seul mot est un défi, pas juste pour un acteur, mais pour un danseur aussi. C’est une œuvre littéraire extraordinaire. C’est un excellent roman. »
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p class= »e-p »>Tandis qu’il manie le fusil en répétition pour l’adaptation d’un roman de l’écrivain japonais Yasushi Inoue (1907-1991), Mikhaïl Barychnikov demeure attaché à la culture russe et à ses grandes œuvres qui ont marqué l’histoire.
En mars 2022, il avait demandé à l’Ouest de ne pas peindre la Russie avec un pinceau à la Vladimir Poutine
(The Globe and Mail, 19 mars 2022).
Près d’un an plus tard, il hausse le ton d’un cran.