La santé financière de la société pharmaceutique québécoise Pharmascience, un des plus importants fabricants de médicaments génériques au pays, est plutôt bonne.
Le 27 octobre dernier, ses dirigeants affichaient un sourire radieux, aux côtés d’un aréopage de ministres provinciaux et fédéral, pour l’incontournable photo de la pelletée de terre annonçant un agrandissement de leur usine de Candiac, au sud de Montréal.
Ils avaient de quoi être heureux.
Les deux ordres de gouvernement vont injecter des sommes importantes dans leur usine : un prêt de 29,8 millions de dollars du fédéral, partiellement pardonnable, et un prêt non remboursable – c’est-à-dire une subvention – de 24,7 millions de dollars du gouvernement du Québec.
Au total, 55 millions de dollars provenant des contribuables vont financer presque la moitié des coûts d’expansion de l’usine, évalués à 120 millions de dollars.
Bien sûr, tout cela ne serait pas possible sans la contribution du gouvernement du Canada et du gouvernement du Québec envers qui Pharmascience est vraiment très reconnaissante
, lance d’emblée le chef de la direction de l’entreprise, Martin Ares, en conférence de presse.
Si ses dirigeants sont fiers de parler des fonds publics qu’ils reçoivent, ils sont un peu moins loquaces quand les questions portent sur les millions de dollars qu’ils ne versent pas au trésor public grâce à leur recours aux paradis fiscaux.
Pharmascience est une entreprise privée détenue par la famille Goodman de Montréal. Elle ne divulgue pas ses états financiers ni les détails de sa structure financière.
Cependant, une nouvelle fuite de documents confidentiels nous permet de jeter un rare coup d’œil sur les rouages internes permettant à bon nombre de grandes entreprises canadiennes, comme Pharmascience, de diminuer légalement leur contribution au trésor public.

Chypre est un paradis fiscal où le taux d’imposition des entreprises est de 12,5 %, un des plus bas en Europe.
Photo : ICIJ
La piste chypriote
De concert avec La Presse, nous avons effectué des recherches dans les 3,6 millions de fichiers de Cyprus Confidential, une fuite provenant de six cabinets de services comptables et financiers basés à Chypre.
Ces fichiers, obtenus par Paper Trail Media (Nouvelle fenêtre), Distributed Denial of Secrets et l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), ont été partagés avec le Consortium international des journalistes d’investigation (Nouvelle fenêtre) (ICIJ) et ses partenaires médias.
Nous y avons découvert plusieurs fichiers concernant une filiale que Pharmascience a incorporée à Chypre dès 1994 – la même année où elle a créé une filiale à Kiev pour vendre ses médicaments sur le marché ukrainien.
C’est la filiale de Chypre, Pharmascience International Limited, qui détient celle de l’Ukraine.
Pourquoi l’entreprise québécoise fait-elle passer les revenus de ses ventes ukrainiennes de même que l’ensemble de ses revenus provenant du marché européen par une société incorporée à Chypre?
Selon la directrice des communications de Pharmascience, Valérie Piuze, l’entreprise a pris la décision d’établir ses activités internationales mondiales à Chypre, étant donné sa localisation stratégique pour le continent européen, et d’y installer son centre de distribution pour l’ensemble du territoire européen
.
La fuite suggère toutefois qu’il y a une autre raison que Pharmascience omet de nous mentionner.
Dans un document interne datant de 2011, l’entreprise indique qu’elle a choisi Chypre dans le cadre de sa stratégie internationale en raison de sa très bonne infrastructure, de son personnel qualifié et de son régime fiscal
.
Chypre est un paradis fiscal qui offre un taux d’imposition aux entreprises de 12,5 %, un des plus bas en Europe.

L’adresse postale de Pharmascience International à Chypre est dans cette tour du centre-ville de Nicosie.
Photo : ORF / Manuel Etzelstorfer/ORF
Pendant des années, l’adresse légale de Pharmascience à Chypre était celle des bureaux de Nicosie du cabinet comptable PwC. Depuis 2020, c’est celle d’un cabinet d’avocats de Chypre.
Selon le site web de Pharmascience, l’adresse de livraison de sa filiale chypriote est dans une tour du centre-ville de Nicosie. Plusieurs étages de cet édifice sont gérés par Regus, un service de location de bureaux temporaires et d’adresses postales.
En entrevue avec La Presse, le directeur général de Pharmascience, Martin Arès, a assuré que l’entreprise a une présence réelle à Chypre.
Je crois qu’on a de 20 à 25 employés, dit-il. C’est des tâches opérationnelles, c’est un centre de distribution.
La plupart des employés de Pharmascience à Chypre qui ont une présence sur LinkedIn effectuent des tâches de comptabilité ou de contrôle de la qualité de médicaments qui sont distribués en Europe.
Sous les cocotiers
À partir de 2005, l’entreprise a ajouté à sa structure financière la Barbade, un des paradis fiscaux les plus prisés des grandes entreprises canadiennes qui brassent des affaires à l’étranger.
À l’époque, le taux d’imposition de sociétés internationales incorporées à la Barbade était de 2,5 %.
Selon un document au registre des entreprises de la Barbade, la filiale Pharmascience (Barbados) Limited a été établie dans le but de posséder et exploiter de la propriété intellectuelle dans l’industrie pharmaceutique
.
Pharmascience a transféré à la Barbade les droits de propriété intellectuelle des médicaments qu’elle vendait à l’étranger.

Une plage paradisiaque aux Caraïbes
Photo : shutterstock / lucky-photographer / Lucky-photographer
Chaque fois que Pharmascience vendait des médicaments en Europe, sa filiale de Chypre devait payer des redevances à sa filiale de la Barbade, réduisant ainsi la charge fiscale de l’ensemble du groupe en Europe.
Les redevances versées à la Barbade y étaient imposées au faible taux de 2,5 %.
Puis, en vertu du traité fiscal entre la Barbade et le Canada, les fonds pouvaient ensuite être rapatriés sous forme de dividendes libres d’impôt vers la société portefeuille de la famille Goodman à Montréal.
L’objectif de ce genre de planifications fiscales internationales est de faire détenir la propriété intellectuelle du groupe dans un pays où les redevances sont faiblement imposées, de façon que le reste du groupe dans des pays à fiscalité plus élevée réduise son revenu imposable du paiement de redevances
, dit Lyne Latulippe, professeure de droit fiscal à l’Université de Sherbrooke.
Des millions de dollars en impôt évités
Il est impossible de déterminer avec exactitude le montant total d’impôt que Pharmascience à pu éviter de payer en Europe ou au Canada depuis 2005 grâce à cette structure fiscale.
Mais la fuite contient les états financiers de sa filiale chypriote pour les années 2014 et 2015 ainsi que pour les années 2019 à 2021.
Pendant cette période, la filiale de Chypre a payé à celle de la Barbade 17,2 millions de dollars en redevances et en frais d’accord d’approvisionnement
.
Si les paiements pour ces redevances avaient été effectués directement à la société mère de Pharmascience ou à la société portefeuille des Goodman au Québec plutôt que de passer par la Barbade, le taux d’imposition aurait été dix fois plus élevé.
Il s’agit d’une économie d’au moins 4,6 millions de dollars en impôt au Canada au cours des quelques années pour lesquelles nous avons accès aux données.
Plusieurs fiscalistes à qui nous avons parlé nous ont confirmé ces calculs.
Pharmascience n’a pas voulu faire de commentaires à ce sujet, mais la porte-parole de l’entreprise affirme que la quasi-totalité des profits totaux de Pharmascience sont générés par des entités situées au Canada
.
Son directeur général Martin Arès souligne que 90 % du chiffre d’affaires de l’entreprise est au Canada. On paye des impôts canadiens sur la quasi-totalité de nos revenus
, dit-il.

Geoffrey Loomer, professeur de droit fiscal à l’Université de Victoria
Photo : Radio-Canada / Paul Émile d’Entremont
Bye-bye la Barbade
En 2019, Pharmascience a décidé de déménager sa filiale de la Barbade à Chypre et de la fusionner l’année suivante avec sa filiale chypriote existante.
L’entreprise n’a pas voulu expliquer la raison qui l’a poussée à éliminer la Barbade de sa structure financière.
Sa porte-parole s’est limitée à dire que Pharmascience a effectué cette transaction conformément aux lois et réglementations locales et internationales en vigueur
.
Selon Geoffrey Loomer, professeur de droit fiscal à l’Université de Victoria, le genre de montage fiscal qu’a employé Pharmascience à la Barbade n’a aucun sens
du point de vue de la politique fiscale internationale, mais depuis des décennies, les dirigeants canadiens n’ont rien fait pour y mettre un terme.
Au contraire, ils ont cherché à le faciliter. L’argument est que cela renforce la compétitivité des multinationales canadiennes ayant des activités ailleurs dans le monde
, dit-il.
Même son de cloche du côté du professeur Jean-Pierre Vidal, un expert de la fiscalité internationale à HEC Montréal.
Quand on regarde ça du point de vue mondial, tous ces cadeaux des gouvernements s’additionnent et représentent des sommes folles! dit-il. Et ça, c’est l’argent des contribuables.
Avec la collaboration d’Hugo Joncas (La Presse)