Sur l’étui du téléphone portable de Jude Khalili, un autocollant aux couleurs du drapeau palestinien est fièrement affiché. Même si elle n’est pas née dans les territoires palestiniens, la jeune femme se sent personnement touchée par le conflit à Gaza.
Son héritage palestinien, Jude le tient de sa mère, née dans ce qui est aujourd’hui la Cisjordanie. Elle a quitté ce territoire en 1967, en raison de l’occupation israélienne qui a suivi la guerre des Six Jours, remportée par l’État hébreu.
La jeune femme, qui est aujourd’hui établie à Amman et qui a vécu quelques années à Montréal, a eu l’occasion de séjourner à quelques reprises avec sa mère en Cisjordanie.
Ça me rend très mal à l’aise. Je sens la tension dans l’air. On le voit sur la route, avec le mur et les colonies. Plusieurs personnes se sentent tristes. Dans mon cas, c’est de la colère
, explique Jude Khalili, qui participe régulièrement aux manifestations propalestiniennes organisées dans les rues d’Amman, la capitale de la Jordanie.

Depuis plus d’un mois, de nombreuses manifestations en appui à Gaza sont organisées à Amman, la capitale de la Jordanie.
Photo : afp via getty images / KHALIL MAZRAAWI
Jude n’est pas la seule Jordanienne à revendiquer haut et fort ses racines palestiniennes. Selon Human Rights Watch, plus de la moitié de la population du royaume est d’origine palestinienne. La concentration serait encore plus élevée à Amman.
Si certains Palestiniens, qui vivent toujours dans des camps de réfugiés en Jordanie, n’ont toujours pas la nationalité, nombre d’entre eux ont été naturalisés avec les années.
Jalal Al Husseini, chercheur à l’Institut français au Proche-Orient, croit que cette réalité démographique a un impact sur les considérations politiques du pays quant au conflit dans la bande de Gaza.
Il faut gérer cet équilibre un peu fragile
, croit-il.
Selon l’expert, basé à Amman, les autorités jordaniennes doivent laisser la population s’exprimer et faire part de son propre mécontentement par rapport à ce qui se passe à Gaza
, tout en ne touchant pas aux intérêts vitaux du pays qui sont, malgré tout, de garder un lien avec Israël
.
Une tension de plus en plus palpable
En signant un accord de paix avec Tel-Aviv en 1994, la Jordanie est devenue l’un des premiers pays arabes, après l’Égypte, à avoir normalisé ses relations avec Israël.
La Jordanie en bénéficie au niveau de l’eau, du tourisme et de certains accords économiques
, souligne le chercheur Jalal Al Husseini.
Or, depuis les attaques du Hamas, le 7 octobre, et l’offensive israélienne qui a suivi à Gaza, les représentants du royaume, allié important de Washington dans la région, ont haussé le ton par rapport à leur voisin israélien.

En 1994, le premier ministre israélien Yitzhak Rabin a signé un accord de paix avec le premier ministre jordanien Abdelsalam Majali, en présence du président américain Bill Clinton.
Photo : afp via getty images / PATRICK BAZ
Dans de rares apparitions médiatiques, la reine Rania, elle-même née au Koweït de parents palestiniens, a par exemple dénoncé le silence
des pays occidentaux quant aux impacts de la guerre menée par Israël.
Se disant choquée par les attaques menées par le Hamas le 7 octobre, la souveraine a dénoncé sur les ondes du réseau américain CNN un manque de condamnation équivalente
par rapport à ce qui se produit en ce moment à Gaza.
En plus de rappeler son ambassadeur à Tel Aviv, Amman a annoncé cette semaine se retirer d’un accord prévoyant que la Jordanie fournisse de l’énergie solaire à Israël, en échange d’eau dessalée.
Selon le réseau Al Jazeera, le ministre jordanien des Affaires étrangères, Ayman Safadi, a accusé Israël de pousser toute la région vers l’enfer et devra en subir les conséquences
.
Ce même ministre avait déjà averti le gouvernement israélien il y a quelques semaines que le roi de Jordanie, Abdallah II, avait fixé une ligne à ne pas franchir dans le conflit : le déplacement de la population de Gaza.
Selon le chercheur Jalal Al Husseini, au-delà du défi que présenterait l’accueil de déplacés palestiniens dans un pays qui accueille déjà des centaines de milliers de réfugiés venus des territoires palestiniens, d’Irak et de Syrie, les autorités jordaniennes craignent le symbole qu’une telle situation représenterait.
Amman combat l’idée qu’en dernier ressort, la Jordanie est un pays de substitution pour les Palestiniens
, explique Jalal Al Husseini. Selon l’ONU, le royaume accueille 40 % des réfugiés palestiniens établis au Moyen-Orient.

L’ancien ministre jordanien des Affaires étrangères, Jawad Anani, craint les impacts dans le monde arabe de la guerre à Gaza.
Photo : Radio-Canada / Raphaël Bouvier-Auclair
Avant même la guerre, la relation entre la Jordanie et le gouvernement israélien mené par Benyamin Nétanyahou était devenue très compliquée et très hostile
, explique à Radio-Canada l’ancien ministre des Affaires étrangères jordanien Jawad Anani.
Cet homme, qui a été négociateur en chef du traité de paix entre Amman et Tel Aviv, craint que la guerre n’endommage encore davantage les relations et n’ait des impacts à plus long terme au sein de la société civile de Jordanie et d’autres pays du monde arabe.
Cela place tout le monde qui demande la paix dans une position très difficile parce que la guerre radicalise l’opinion publique arabe.

Des Jordaniens participent à une campagne de bénévolat visant à envoyer des denrées alimentaires aux résidents de Gaza.
Photo : Radio-Canada / Raphaël Bouvier-Auclair
Ces jours-ci, de nombreux Jordaniens tentent d’apporter leur contribution en faisant des dons ou du bénévolat, par exemple en recueillant des denrées alimentaires destinées aux populations civiles de Gaza. Mais certains, comme Jude Khalili, veulent aller plus loin et ne se gênent pas pour manifester leur mécontentement.
Je pense que ma génération est plus radicale que les précédentes
, reconnaît la jeune femme, qui ne cache pas ses critiques du rôle joué par de nombreux pays arabes dans le conflit israélo-palestinien.
Si votre pays ne fait pas ce que vous lui demandez de faire, qui le fera?
se questionne-t-elle.