
Les toits des maisons sont éventrés, les devantures des petits magasins vides ne sont plus que métal tordu et vitres fracassées. En passant d’amas de pierres à montagnes de débris, on se dit qu’il ne reste plus que ces ruines pour témoigner de la brutalité de la guerre, à Houliaïpole.
Dans cette ville à la frontière de la contre-offensive ukrainienne, dans le sud-est de la région de Zaporijia, les combats n’ont pas pris de pause depuis mars de l’an dernier.
C’est pourtant ici qu’Augustina profite d’une pause dans les tirs d’obus réguliers pour prendre un peu de soleil dans un jardin communal où la broussaille et les mauvaises herbes ont repris leurs droits.

Les combats n’ont pas pris de pause depuis mars de l’an dernier.
Photo : Radio-Canada / Marie-Eve Bédard
La retraitée n’a jamais voulu quitter sa ville natale, pas même quand son appartement du troisième étage d’un édifice à logements a été condamné par un tir d’obus de l’armée russe.
Toutes les vitres ont été brisées, mentionne-t-elle. C’est arrivé le matin, il y a neuf mois.

Tant bien que mal, Augustina s’est fait une nouvelle vie.
Photo : Radio-Canada / Marie-Eve Bédard
Avec les quelques voisins qui lui restent, Augustina s’est fait une nouvelle vie dans le sous-sol d’un édifice voisin.
Au bout de la table où ils servent les repas, elle a accroché le drapeau bleu et jaune de l’Ukraine. Au feutre noir, elle y a inscrit ce qui résume son quotidien : Nous sommes là, nous vivons dans la cave.
Difficile ou pas, il faut s’accrocher. Si on baisse les bras, que va-t-il nous arriver?
demande-t-elle, un sourire crispé sur les lèvres.

Nina a trouvé refuge dans ce sous-sol.
Photo : Radio-Canada / Marie-Eve Bédard
Avec Nina, qui s’affaire à préparer un dîner de saucisses en conserve et de fromage, Augustina partage la peur des tirs constants.
Les deux femmes partagent aussi la peine d’avoir perdu chacune son mari de crise cardiaque, dans les six derniers mois. Leurs hommes étaient trop vieux pour faire la guerre, mais ils n’auront plus jamais connu la paix.

Le reportage de notre correspondante Marie-Eve Bédard
Nina ne peut pas contenir le sanglot qui lui étrangle la voix quand elle raconte ce qui la hante tous les jours.
C’est déchirant de savoir que tous ces jeunes, qui devraient vivre leur vie, sont morts à 26 ans, 36 ans. C’est le plus dur. Mais nous sommes reconnaissants de l’aide des gouvernements étrangers, de ne pas être seuls.
Ses remerciements sont tout autant une prière que cette aide ne s’arrête pas, pour que le calvaire des Ukrainiens ne soit pas oublié par le temps qui passe.

La municipalité a aménagé un centre de services pour ceux qui sont restés.
Photo : Radio-Canada / Marie-Eve Bédard
Plus loin dans la ville, dans un sous-sol qui ressemble à l’abri des deux femmes, un centre de services a été aménagé par la municipalité pour les habitants qui sont condamnés à vivre sans eau, sans électricité et sans chauffage depuis mars 2022.
Des bénévoles s’affairent à entretenir les lieux. Le sol est impeccable. Des fleurs fraîchement coupées égayent tous les jours cet endroit où, pendant quelques heures, on vient se retrouver pour prendre un café, profiter d’une douche chaude ou faire un peu de lessive.
Les résidents peuvent aussi y recharger leurs téléphones, qui sont devenus pour eux les seuls liens vers un monde extérieur où la guerre n’a pas encore effacé complètement la vie normale.

Le centre de services est aussi un des rares endroits où l’on peut recharger la pile de son téléphone.
Photo : Radio-Canada / Marie-Eve Bédard
Une ville sans enfants
Svetlana a le ciseau agile. Ce n’était pas son métier avant la guerre, mais dans une petite pièce bien éclairée du sous-sol, elle offre des services de coiffure.
Je pense que je fais du bien aux gens, dit-elle. Ils me racontent leurs difficultés, je leur dis de prier.

Svetlana offre des services de coiffure au centre de services.
Photo : Radio-Canada / Marie-Eve Bédard
Le plus difficile, c’est d’être loin de mes enfants
, s’émeut Svetlana.
Elle a gardé ses quatre enfants auprès d’elle le plus longtemps possible. Mais le dernier l’a finalement quittée la veille de notre visite pour la sécurité relative de Dnipro, raconte celle qui s’oppose aux évacuations forcées de la population.
On est habitués aux tirs. On sait d’où ils viennent et où ils vont. Même mes enfants n’avaient pas peur. Ils comprenaient quand et où ils devaient s’abriter.

Les aires de jeux désertes témoignent de l’absence d’enfants dans la ville.
Photo : Radio-Canada / Marie-Eve Bédard
Les aires de jeux sont désertées. Il n’y a plus d’école.
Le gouvernement a ordonné l’évacuation obligatoire des jeunes qui se trouvaient encore dans les zones proches de la ligne de front.
À part Svetlana et les policiers toujours en poste ici, on ne croise que des vieux
, se lamente sa cliente, Tetyana, une enseignante retraitée. J’étais constamment avec des enfants, dit-elle. Nous sommes seuls maintenant.

Le maire de Houliaïpole, Serhii Yarmak.
Photo : Radio-Canada / Marie-Eve Bédard
Les tirs d’obus des soldats russes pleuvent à nouveau sur la ville. C’est donc encore dans un sous-sol que nous retrouvons le maire de Houliaïpole, Serhii Yarmak.
Il compte le temps qui s’écoule entre chacun des tirs : trois minutes, une minute, deux minutes. Ils tirent de façon chaotique, on ne peut pas savoir.
Il cherche à déterminer où s’abattent les tirs. À un kilomètre d’ici, vous êtes en plein enfer
, souligne-t-il.
Sa ville comptait 20 000 habitants avant l’invasion russe. Aujourd’hui, ils sont autour de 3000.
Bien sûr, s’il ne restait personne en ville, nous aussi serions évacués
, convient-il.
Des gens veulent rester, alors nous devons leur fournir des services pour qu’ils puissent survivre. C’est sans doute une mauvaise chose. La population devrait être évacuée des zones de combats actifs. Personne ne devrait être ici.

Houliaïpole est bombardée quotidiennement depuis plus d’un an.
Photo : Radio-Canada / Marie-Eve Bédard
Les Russes n’ont jamais occupé Houliaïpole depuis le début de la guerre. Ils sont restés à 3 kilomètres de là.
La population raconte avoir cru à un malentendu – à un mauvais rêve –, au départ. Mais plus personne n’a espoir de les voir partir prochainement.

Yuri s’est lui aussi réfugié dans un sous-sol.
Photo : Radio-Canada / Marie-Eve Bédard
Adossé au mur d’un bâtiment partiellement détruit, Yuri reçoit les appels de voisins partis, qui sont inquiets de la situation. Le vieil homme leur répond la même chose à tous, pendant que des explosions enterrent le son de sa voix : rien n’a changé.
Ils ont frappé le marché, hier
, dit-il, résigné.
Yuri se garde bien de jouer les stratèges militaires. Mais il sait bien que les Russes sont plus nombreux, mieux équipés.
Il va pleuvoir comme ça longtemps, prédit-il. Ce serait mieux si on recevait plus d’aide pour notre armée. Je vois que les sanctions contre la Russie n’ont pas d’impact. On ne peut pas égaler les ressources de la Russie.

Le centre de services de Houliaïpole est l’endroit où se retrouvent les résidents.
Photo : Radio-Canada / Marie-Eve Bédard
Pas de place pour le doute
Volodymyr Zelensky reconnaît que la Russie ralentit la contre-offensive ukrainienne lancée il y a près de trois mois.
Les livraisons d’armes de l’Occident ne se font pas assez vite, déplore le président.
Dans une entrevue accordée au magazine The Economist, le président Zelensky affirme que la victoire de ses troupes contre celles de Vladimir Poutine ne viendra pas demain ou après-demain
.
Mais le dirigeant ukrainien rejette catégoriquement toute négociation, pour le moment. Les combats vont se poursuivre aussi longtemps que la Russie sera sur le territoire ukrainien
, assure-t-il.

Les devantures des magasins sont en ruine.
Photo : Radio-Canada / Marie-Eve Bédard
Les prévisions ne sont plus optimistes. Le plus terrible, c’est que l’hiver approche. L’été, ça va. Mais l’hiver, c’est froid.
À l’instar de ses voisins, Yuri ne s’accorde pas le droit de douter. Son petit univers souterrain lui permettra de survivre un autre hiver. Son espoir d’une victoire, aussi lointaine soit-elle, survivra aussi.
À Houliaïpole, le doute semble aussi dangereux que les missiles et les obus.