
Les sauveteurs ont tenté d’extirper les survivants des décombres, mais malgré leurs efforts, plus d’un millier d’entre eux y sont restés. La veille, ces mêmes travailleurs avaient informé les responsables de la présence de fissures dans les murs. Sous peine d’être congédiés, ils étaient entrés travailler, fatalement résignés.
Dans les jours qui ont suivi, la tristesse a cependant laissé place à la colère. Des manifestations ont éclaté dans tout le pays pour dénoncer les piètres conditions des travailleurs du textile, qui fabriquent des vêtements pour des consommateurs occidentaux.
Difficile pour les pays fortunés de fermer les yeux, car entre le béton et les tiges de métal, des étiquettes de vêtements de grandes marques européennes, américaines et canadiennes sortaient des débris, dont celles de Joe Fresh, la marque de vêtements du détaillant canadien Loblaw.
Une semaine après la tragédie, les dirigeants de Loblaw et Joe Fresh s’engageaient d’ailleurs à améliorer les conditions des travailleurs, tout en réitérant l’importance de poursuivre leurs activités au Bangladesh.
Plus de sécurité, mais des droits toujours bafoués
Dans la foulée de l’effondrement du Rana Plaza, l’Accord sur la prévention des incendies et la sécurité des bâtiments au Bangladesh a été conclu entre des syndicats internationaux et 190 marques de vêtements, dont Loblaw.
Par écrit, l’entreprises, qui n’a pas souhaité accordé d’entrevue, se dit fière d’avoir été l’une des premières à signer cet accord qui s’est traduit par plus de 2400 usines inspectées, dont la sécurité a été améliorée, et des formations sur la santé et la sécurité dispensées dans des usines employant plus de deux millions de travailleurs
.
Selon la spécialiste en droit du travail et en responsabilité sociale des entreprises à l’Université de Montréal Renée-Claude Drouin, l’une des forces de cet accord est que ce sont les marques participantes qui ont financé ce système indépendant d’inspection et de formation des travailleurs
.
L’accord prévoyait aussi un mécanisme de plaintes accessible pour les employés. Il y a eu plus de 700 plaintes et elles ont été traitées de façon transparente et, une fois de plus, indépendante
, ajoute-t-elle.
Dix ans plus tard, je le dis avec fierté, les usines sont plus sûres. Il y a eu un travail phénoménal qui a été fait grâce à l’accord
, se félicite Kalpona Akter, directrice du Centre pour la solidarité des travailleuses et travailleurs du Bangladesh.
Les inspections ont permis d’ajouter des lances incendies, des portes coupe-feu, des escaliers de secours, mais les avancées s’arrêtent-là
, se désole-t-elle.
Kalpona Akter, qui a travaillé dans le textile dès l’âge de 12 ans avant d’être renvoyée pour son engagement syndical, s’insurge contre le fait que le droit d’association soit toujours bafoué, qu’il manque de protection sociale et que les femmes soient toujours victimes de violence sur les lieux de travail.
« Les droits des travailleurs sont toujours bafoués et le salaire n’est pas suffisant pour vivre. »
Selon elle, même si son gouvernement a augmenté le salaire minimum pour les travailleurs du textile – maintenant de 8000 taka, soit l’équivalent de 100 dollars canadiens par mois –, c’est loin, très loin d’être suffisant pour vivre.
Du Bangladesh à Bécancour
Dans le local du syndicat de l’Aluminerie de Bécancour, dans le Centre-du-Québec, la représentante syndicale Caroline Lemay nous montre les photos qu’elle a prises lors de son séjour au Bangladesh en juillet dernier.
Le Fonds humanitaire des Métallos, dont elle fait aussi partie, soutient des organismes internationaux, dont le Centre pour la solidarité des travailleuses et travailleurs du Bangladesh de Kalpona Akter.
« J’ai un attachement particulier à cet organisme parce que Trois-Rivières a été une ville de textile et ma mère a commencé à y travailler très jeune. C’était dur, mais c’était il y a 60 ans. Au Bangladesh, c’est encore comme ça! Mais c’est une démocratie, alors on peut changer les choses! »
Avec d’autres représentantes syndicales d’un peu partout au Canada, Caroline Lemay s’est rendue au Bangladesh pour rencontrer des travailleuses, des propriétaires d’usine et même des ministres du gouvernement. Elle a aussi pu visiter certaines usines de textile.
C’est sûr que j’ai visité les usines les mieux entretenues, les plus aux normes, mais, dans celles que j’ai vues, il y avait des améliorations. Je n’ai jamais eu peur d’entrer dans ces usines
, raconte-t-elle.
Cependant, tout comme sa compatriote du Bangladesh, elle dit avoir constaté que les droits des travailleurs ne sont pas respectés. Des travailleuses nous ont dit avoir été mises en punition parce qu’elles avaient fait une erreur, ou ne pas avoir été payées. Les journées sont longues, les heures supplémentaires ne sont pas comptabilisées et les indemnisations de congé de maternité ou de maladie prévues par la loi ne sont pas appliquées
, explique la représentante syndicale.
Selon ses constatations, le gouvernement a adopté des lois protégeant les travailleurs, mais n’est pas en mesure de les appliquer.
« Le système de justice est débordé, et l’un des problèmes, c’est que la plupart des propriétaires d’usine sont des députés au Parlement. Ils ne voient pas pourquoi ils augmenteraient les salaires alors qu’ils respectent les montants prévus par la loi. »
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p class= »e-p »>La mission de Caroline Lemay et des autres membres de la délégation ne s’est pas arrêtée là. Après leur séjour au Bangladesh, elles ont continué à faire pression, cette fois sur le gouvernement canadien. Elles lui demandent d’adopter le projet de loi C-262 déposé récemment par le NPD, qui obligerait les entreprises à mieux protéger les droits des travailleurs quand elles font des affaires à l’étranger.
Déjà en troisième lecture, le projet de loi S-211 sur le travail des enfants devrait, lui, être adopté. C’est un pas, mais il est très peu contraignant
, juge la spécialiste Renée-Claude Drouin.
À la suite de l’effondrement du Rana Plaza en avril 2013, des initiatives ont vu le jour. L’entreprise Loblaw, par exemple, a rédigé un code de conduite pour ses fournisseurs et mis en place une ligne de dénonciation. Ces mesures sont, cependant, gérées par les entreprises elles-mêmes.
On a du mal à jauger la crédibilité de tout ça. Même pour le consommateur, c’est difficile de se retrouver dans ce qui est divulgué par les entreprises
, fait remarquer Renée-Claude Drouin.
La fast fashion montrée du doigt
L’Accord sur la prévention des incendies et la sécurité des bâtiments au Bangladesh a donné naissance à un accord international. Signé en 2021, il vient d’être étendu au Pakistan, grand fabricant de vêtements. Les mesures qui avait été appliquées au Bangladesh devraient l’être chez son voisin.
Kalpona Akter salue son application à l’extérieur des frontières de son pays, mais croit que le coeur du problème n’est pas abordé.
C’est la fast fashion, la mode rapide, qui pousse les entreprises à produire aux plus bas coûts possibles. Les conditions de travail et les salaires ne pourront pas être décents tant que ce modèle économique ne sera pas changé, déplore-t-elle. Et c’est aussi aux consommateurs de le refuser!
Ce texte est le premier de quatre reportages qui seront diffusés à la fois à la radio et sur le web dans le cadre de la série Regards croisés sur l’industrie du vêtement de L’heure du monde.
Après Dacca, au Bangladesh, ce sera au tour du Portugal d’attirer notre attention; ce pays est un des acteurs majeurs de l’industrie textile en Europe, comme le rapporte Raphaël Bouvier-Auclair.
Puis, retour au Canada, où l’industrie souhaite augmenter la production locale malgré les nombreuses embûches, comme a pu le constater Karine Mateu.
Enfin, Julie-Anne Lamoureux nous expliquera que, pour des raisons économiques et environnementales, de plus en plus de gens se tournent vers les vêtements usagés.