Chypre, cheval de Troie du Kremlin au cœur du système financier mondial

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Le 1er mars 2022, aux premiers jours de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, un long convoi des troupes russes avance vers Kiev, la capitale, pendant que la ville de Kharkiv est la cible de bombardements dévastateurs.

Au même moment, à des centaines de kilomètres de la ligne de front, c’est le branle-bas de combat dans les bureaux chypriotes du grand cabinet comptable PwC.

Certains de leurs très gros clients leur envoient des requêtes des plus pressantes.

Selon Cyprus Confidential, une nouvelle fuite de documents confidentiels obtenue par des partenaires du Consortium international de journalistes d’enquête (Nouvelle fenêtre) (ICIJ), un gestionnaire de PwC basé à Chypre, envoie un message interne portant la mention urgent à un de ses collègues.

Bureaux du cabinet comptable PwC à Limassol, Chypre.

Bureaux du cabinet comptable PwC à Limassol, Chypre.

Photo : Radio-Canada / ZDF

Deux milliardaires russes, Alexander Abramov et Alexander Frolov, exigent le transfert immédiat de 100 millions de dollars américains entre des sociétés-écrans qu’ils contrôlent.

Les fonds proviennent d’Evraz PLC, un des plus gros conglomérats industriels de la Russie, possédant des filiales dans plusieurs pays, dont le Canada. Evraz produit la presque totalité des rails de chemins de fer sur lesquels roulent les trains russes qui transportent les troupes et le matériel militaire au front.

Par la suite, la société Evraz ainsi que Frolov et Abramov ont fait l’objet de sanctions au Royaume-Uni.

Abramov et Frolov n’ont pas répondu aux questions des partenaires de l’ICIJ. Un avocat chypriote qui a travaillé pour eux a aussi refusé de commenter, invoquant le secret professionnel.

Selon la fuite, PwC a fourni des services à au moins 62 sociétés-écrans et fiducies contrôlées ou détenues par Abramov et Frolov.

Citant son devoir de confidentialité, PwC a refusé de commenter au sujet des services qu’elle a rendus à ses clients.

Ce cas est loin d’être isolé selon Cypress Confidential, une fuite de 3,6 millions documents confidentiels provenant de six cabinets de services comptables et financiers basés à Chypre ainsi que d’une société lettonne qui vend les documents officiels qu’elle télécharge du registre des entreprises de Chypre.

Les documents, obtenus par Paper Trail Media (Nouvelle fenêtre), Distributed Denial of Secrets et l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), ont été partagés avec le Consortium international des journalistes d’enquête (ICIJ) et ses partenaires médias, dont Radio-Canada et La Presse.

Vladimir Poutine en compagnie du milliardaire russe Alexey Mordashov.

Vladimir Poutine en compagnie du milliardaire russe Alexey Mordashov.

Photo : afp via getty images / ALEXANDER NIKOLAYEV

1,4 milliard de dollars à la conjointe d’un oligarque

Le même jour où PwC s’occupe de la requête de transfert des fonds liés à Abramov et Frolov, un autre client russe important envoie aussi ses instructions.

Dans des échanges marqués URGENT et VEUILLEZ APPROUVER, les employés de PwC discutent des démarches nécessaires pour répondre à la requête d’Alexey Mordashov, un multimilliardaire russe faisant l’objet de sanctions européennes depuis la veille.

Une société de Mordashov, qui risque de voir ses avoirs gelés en raison des sanctions, détient un investissement colossal d’une valeur de 1,4 milliard de dollars américains dans le géant allemand du tourisme TUI.

La société de Mordashov est alors transférée à une société des îles Vierges britanniques contrôlée secrètement par sa compagne Marina Mordoshova. Quelque mois plus tard, elle aussi se retrouve sous le coup des sanctions des États-Unis et de l’Union européenne.

Mordashov et sa compagne ont été ajoutés à la liste des sanctions canadiennes en février dernier.

Le gouvernement allemand et le groupe TUI ont déclaré que le transfert d’actions était invalide. Le gouvernement chypriote a ouvert une enquête criminelle concernant cette affaire, selon un responsable du ministère des Finances.

PwC affirme ne pas être au courant de l’existence d’une telle enquête des autorités chypriotes. Chaque fois qu’il y a un événement à signaler, PwC Chypre prend les mesures appropriées, dit-il.

Le travail qu’a effectué PwC pour le compte de Mordashov démontre une volonté claire d’aider les individus à haut risque d’éviter les effets des sanctions, déclare Kush Amin, avocat chez Transparency International qui a examiné les dossiers de PwC.

Ce n’est pas le genre de comportement auquel les grands cabinets comptables veulent être associés, estime-t-il.

La porte-parole d’Alexey Mordashov, Anastasia Mishanina, déclare que toutes les informations et notifications réglementaires concernant le transfert d’actions ont été dûment divulguées aux autorités compétentes et rendues publiques dans la mesure légalement requise.

Pas une seule fois dans sa longue carrière, M. Mordashov, ou l’une des entreprises qu’il dirige, n’a enfreint aucune loi, que ce soit en Europe, en Russie, ou dans d’autres juridictions, ajoute-t-elle.

La fuite révèle aussi qu’un journaliste bien connu en Allemagne pour son accès sans précédent au président russe, Hubert Seipel, a reçu des paiements secrets de près 700 000 $ US provenant d’une société-écran liée à Mordashov.

Auparavant, Seipel avait vigoureusement nié être à la solde du Kremlin.

Lorsqu’on l’a interrogé sur la question lors d’une interview radio en 2021, il a répondu par un Non! catégorique.

Confronté par un des partenaires de l’ICIJ, Seipel a reconnu avoir obtenu le soutien de Mordashov pour l’écriture de deux livres au sujet de Poutine, mais il a défendu son travail comme étant impartial.

Aucune erreur factuelle spécifique n’a été trouvée dans aucun des livres, a-t-il déclaré.

 Le journaliste allemand Hubert Seipel en compagnie de Vladimir Poutine.

Le journaliste allemand Hubert Seipel rencontre le président russe en juin 2016 à Moscou. Seipel a reçu des paiements secrets de près 700 000 dollars américains provenant d’un oligarque russe pour écrire des livres au sujet de Poutine.

Photo : Getty Images / Mikhail Svetlov

De nombreux clients sanctionnés

Selon la fuite Cyprus Confidential, avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en février 2022, la liste des clients de PwC comprenait une douzaine de Russes qui étaient déjà sous le coup de sanctions en raison de leur implication dans l’annexion illégale de la Crimée en 2014.

Une analyse des six cabinets de Chypre dont les documents se retrouvent dans la fuite révèle qu’ils travaillaient pour le compte de 25 Russes qui ont été sanctionnés par les pays occidentaux ou l’Ukraine après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014.

La fuite a aussi permis d’identifier 71 autres clients russes qui ont fait l’objet de sanctions depuis février 2022, portant le total à 96 individus sanctionnés.

De plus, parmi les 104 milliardaires russes répertoriés par le magazine Forbes en 2023, les deux tiers – soit un total de 67 individus – apparaissent également, avec des membres de leurs familles, dans les données de la fuite.

En tout, l’ICIJ a trouvé près de 800 sociétés et fiducies enregistrés dans des paradis fiscaux détenus ou contrôlés par des Russes visés par des sanctions depuis 2014.

Les documents les plus récents de la fuite datent d’avril 2022. Ils ne permettent donc pas de déterminer si certains cabinets ont continué à travailler avec des clients faisant l’objet de sanctions.

PwC affirme avoir rompu ses liens avec 60 clients.

Les normes internes de PwC sont révisées et mises à jour pour refléter à la fois les leçons apprises et les circonstances changeantes, a déclaré Mike Davies, un porte-parole de PwC.

Le logo de Cyprus Confidential, une nouvelle fuite de documents confidentiels obtenue par des partenaires du Consortium international de journalistes d’enquête (ICIJ).

Le logo de Cyprus Confidential, une nouvelle fuite de documents confidentiels obtenue par des partenaires du Consortium international de journalistes d’enquête (ICIJ).

Photo : ICIJ / Illustration: Ben King (ICIJ)

À la solde de l’argent russe

On surnomme Chypre Moscou-sur-Méditerranée.

L’île, avec ses plages et ses paysages enchanteurs, est devenue un véritable paradis pour la classe fortunée russe à la suite de l’effondrement de l’Union soviétique.

Les voitures de luxe y sont omniprésentes. Un restaurant de Limassol offre une pizza au caviar pour 1050 $ US, accompagnée, bien sûr, d’une bouteille de Dom Pérignon.

Quand les Russes sont venus à Chypre, ils n’ont pas seulement apporté la corruption russe, ils ont apporté le crime organisé russe, ils ont apporté des agents des services de renseignement russes, dit Boris Demash, un résident de Chypre d’origine russe qui critique l’influence du Kremlin sur sa terre d’adoption.

L’économie de Chypre repose sur un secteur financier démesuré pour sa population de 1,3 million d’habitants et dopé par un tsunami d’investissements russes de 200 milliards de dollars américains.

Avec un tel afflux d’argent, son industrie des services financiers a pris un essor phénoménal. Ses banquiers, ses cabinets de services financiers et comptables et son armée de 4000 avocats sont profondément liés à la classe politique chypriote.

Le fondateur d’un important cabinet d’avocat, Nicos Anastasiades, a d’ailleurs été élu à la présidence du pays en 2013, un poste qu’il a occupé jusqu’en février dernier. Il a fréquemment voyagé à Moscou, où il a rencontré le président russe et a conclu des accords favorisant des liens économiques et financiers plus étroits entre les deux pays.

Chypre compte certaines des lois les plus strictes en Europe en matière de confidentialité pour les sociétés qui y sont incorporées, ce qui rend difficile de déterminer qui en sont les véritables propriétaires.

Le ministère des Finances de Chypre affirme que, depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022, les dépôts russes dans le système bancaire chypriote sont tombés à 4 % et que le pays se compare favorablement au sein de la communauté internationale dans sa lutte contre le blanchiment d’argent.

Les investissements russes passant par des sociétés chypriotes dépassent les 200 milliards de dollars américains.

Les investissements russes passant par des sociétés chypriotes dépassent les 200 milliards de dollars américains.

Photo : Radio-Canada / ICIJ

Plaque tournante des finances du Kremlin

Alexander Apostolides, un historien économique basé à Chypre, considère que les cabinets bien branchés de l’île semblent trouver des moyens d’éviter les règles et de faire des choses qui sont illégales ou, à tout le moins, contraires à l’éthique.

Des experts décrivent le modèle chypriote comme le cœur du système financier du régime de Vladimir Poutine, pompant les actifs russes vers les pays occidentaux sous forme d’actifs financiers, de yachts ou de biens immobiliers de luxe. Et tout ça avec la complicité de l’industrie financière chypriote.

Les réseaux financiers comme ceux que PwC administre pour ses clients russes posent des risques pour la sécurité de l’Ouest et font partie d’un système transnational d’influence, d’argent, de corruption et de criminalité, selon Maria Snegovaya, chercheuse principale au programme Europe, Russie et Eurasie au Center for Strategic and International Studies.

Ils forment également une part essentielle de la capacité de Vladimir Poutine à mener sa guerre.

La Russie est un grand pays très riche, malheureusement, dit-elle. Nous n’arrêterons pas cette guerre tant qu’ils auront des revenus.

Avec la collaboration de :

Neil Weinberg, Spencer Woodman, Matei Rosca, David Kenner, Dean Starkman, Tanya Kozyreva, David Rowell, Whitney Joiner, Fergus Shiel, Delphine Reuter, Karrie Kehoe, Jelena Cosic, Jesus Escudero, Agustin Armendariz, Miguel Fiandor, Denise Ajiri, Emilia Diaz-Struck, Scilla Alecci, Brenda Medina, Eve Sampson, Richard H.P. Sia, Kathleen Cahill, Angie Wu, Tom Stites, Hamish Boland-Rudder, Joanna Robin, Carmen Molina Acosta, Hans Kobersteinz (ZDF), Bastian Obermayer, Frederik Obermaier, Sophia Baumann and Timo Schober (Paper Trail Media/Der Spiegel), Kira Zalan (OCCRP), Luc Caregari (Reporter.lu)

Source :Radio Canada

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