Cancer Alley, la zone sacrifiée des États-Unis

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Dans sa camionnette, Robert Taylor, 83 ans, sillonne la municipalité rurale de Reserve, à l’ouest de La Nouvelle-Orléans. Une ville de 9000 habitants, entourée d’usines pétrochimiques.

Robert nous fait visiter son coin de pays, qui a beaucoup changé au fil des ans.

Il y a bien longtemps, tout ce quartier était blanc, mais depuis, c’est noir, dit-il. Et parmi tous les gens qui vivent ici, il y en a plein qui meurent. Dans ces voisinages où se trouve une importante population noire, tout le monde connaît en effet quelqu’un qui est mort du cancer ou qui en souffre.

Aux abords de sa maison, on ne peut s’empêcher de remarquer une odeur âcre dans l’air. Toutefois, comme Robert vit ici depuis trop longtemps, il ne la sent même plus.

Il a perdu bien des membres de sa famille, emportés par le cancer.

Ma mère, mon frère, ma sœur, mes nièces et des neveux, énumère-t-il. Dans toutes ces maisons, quelqu’un est mort d’un cancer. Je ne parle pas de ceux qui ont survécu… Quelqu’un est mort du cancer dans chacune. C’est terrible.

Une usine pétrochimique en Louisiane.

Le quart des usines pétrochimiques des États-Unis sont concentrées dans le « corridor du cancer », en Louisiane et au Mississippi.

Photo : Radio-Canada / Frédéric Arnould

Les raffineries et les usines pétrochimiques, qui sont omniprésentes dans le sud de la Louisiane, en sont la cause, croit-il. Il y en a plus de 200 dans la région, et elles représentent 25 % de la production pétrochimique américaine.

Sur un tronçon de route qui longe le fleuve Mississippi en serpentant sur plus de 130 kilomètres, la pollution de l’air est flagrante. Pas étonnant qu’on l’appelle ici « Cancer Alley », le « corridor du cancer ».

Mais pourquoi les Noirs sont-ils davantage touchés que les Blancs par la maladie?

Avant, les Blancs vivaient sur des propriétés riveraines le long du Mississippi, relate la chercheuse Kimberly Tyrrell, de l’Université Tulane, à La Nouvelle-Orléans. Et ils ont été prévenus lorsque l’industrie est arrivée et ont vendu leurs propriétés à des Noirs qui, dans les années 1960, n’avaient pas le même accès à la propriété.

Tout d’un coup, toutes ces résidences ont été vendues, la démographie a changé, et l’industrie a proliféré, poursuit-elle.

Janice Ferchaud, une résidente de Welcome qui a souffert d’un cancer du sein et qui est maintenant en rémission, fustige l’industrie.

Ils nous ont laissés ici, ils ne voulaient pas nous donner de l’argent comme ils en donnaient aux Blancs pour leurs maisons.

La moitié des habitants de cette région, principalement des personnes âgées, ne peuvent pas garder leurs enfants ici parce qu’il n’y a pas d’emplois, ajoute-t-elle.

Elle voit sa communauté se vider de son sang neuf, effrayée par les risques de vivre ici.

Janice Ferchaud dans sa cuisine.

Janice Ferchaud continue son combat pour mobiliser les résidents contre l’industrie.

Photo : Radio-Canada / Frédéric Arnould

Les Afro-Américains plus vulnérables

Au centre du « corridor du cancer », dans les paroisses de St. John et de St. James – peuplées surtout de Noirs –, le cancer a une prévalence anormalement élevée, à cause notamment d’installations qui émettent des substances cancérigènes très puissantes, comme le chloroprène et l’oxyde d’éthylène.

Les travaux de Kimberley Tyrrell (Nouvelle fenêtre) indiquent aussi que les résidents noirs de la Louisiane subissent des émissions industrielles de 7 à 21 fois plus élevées que les Blancs.

Lorsqu’il veut se recueillir sur les tombes des nombreux membres de sa famille emportés par le cancer, Robert Taylor doit se rendre dans le petit cimetière de Reserve, littéralement voisin d’une raffinerie qui l’encercle presque complètement.

Regardez ça! C’est complètement irrespectueux, c’est terrible! s’exclame-t-il, dans un brouhaha industriel assourdissant.

Impossible d’éviter l’odeur. L’épreuve, pour Robert, est à chaque fois aussi pénible.

Sharon Lavigne, qui réside dans la municipalité de Welcome, poursuit sans relâche son combat pour faire reculer les géants de la pétrochimie.

Elle a d’ailleurs récemment réussi à empêcher une usine de plastique de s’installer dans sa région.

Elle parle carrément d’un « génocide » commis par l’industrie pétrochimique, l’accusant de tuer les Noirs à petit feu.

Il s’agit d’une forme différente de racisme. C’est un meurtre au premier degré.

Sharon Lavigne montre une photo de sa défunte soeur.

La vague de cancers qui sévit dans la région a emporté la sœur de Sharon Lavigne.

Photo : Radio-Canada / Frédéric Arnould

Pour tenter de comprendre cette épidémie de cancer dans la région, le directeur de l’Agence de protection de l’environnement (Environmental Protection Agency EPA), Michael Regan, s’est rendu sur place et a même rencontré Robert Taylor.

Ces communautés ont le droit d’être en colère, disait M. Regan en novembre 2021. Il leur a promis de régler le problème et a lancé une enquête, mais l’été dernier, celle-ci a été abruptement arrêtée.

Je ne comprends pas. Ils nous ont abandonnés.

Kimberly Terrell trouve cette décision suspecte. Elle pense que l’EPA a reculé à cause d’une poursuite intentée par l’État de la Louisiane, qui veille à l’application des règlements d’une façon qu’elle juge plutôt laxiste.

Les autorités locales noyautées par l’industrie

Les résidents du « corridor du cancer » en veulent aussi aux pouvoirs locaux, des conseils de paroisse qui font la pluie et le beau temps pour le développement des usines.

Ce sont des traîtres qu’on a élus, lance Robert Taylor d’un ton accusateur.

Au conseil de paroisse de St. James siègent des résidents qui sont aussi des employés ou des retraités de ces géants de la pétrochimie.

Jason Amato, par exemple, travaille pour Shell Chemicals depuis une trentaine d’années. Il n’a que de bons mots pour le développement économique.

L’incidence financière est énorme, tant pour les fonds paroissiaux que pour le gouvernement paroissial, qui finance nos systèmes scolaires, nos bibliothèques et nos loisirs, dit-il.

Une réunion du conseil de la paroisse de St. James.

Le conseil de la paroisse de St. James est constitué, entre autres, d’employés actuels ou retraités des usines pétrochimiques de la région.

Photo : Radio-Canada / Frédéric Arnould

La plupart des conseillers élus comme lui balaient du revers de la main toute corrélation entre la pollution et les cancers recensés dans la région, une interaction pourtant démontrée par l’étude de l’Université Tulane.

Ils préfèrent plutôt s’appuyer sur un registre générique des tumeurs aux données incomplètes, selon Kimberly Tyrrell.

Ces rapports ne mesurent pas la pollution, fait-elle valoir. Comment pouvez-vous tirer des conclusions sur la relation entre la pollution et le cancer si vous ne mesurez pas la pollution?

Bien seul au sein du conseil paroissial de St. James, Clyde Cooper tente de faire bouger les choses. Je ne suis pas contre l’industrie, je suis contre son implantation dans certaines communautés et contre le fait qu’elle ait des répercussions sur celles qui n’en tirent aucun bénéfice, insiste-t-il.

Il a essayé de mettre en place un moratoire sur le développement de l’industrie pétrochimique, le temps de faire des études d’impact. Je n’ai pas obtenu le soutien nécessaire du conseil, laisse-t-il tomber, visiblement déçu.

Janice Ferchaud s’attriste aussi du manque de mobilisation dans sa communauté. Tout cela parce que nous avons subi un lavage de cerveau, affirme-t-elle. Nos gens sont encore loin en arrière, et la première chose qu’ils disent, c’est : « Ça ne va pas s’arrêter, on ne compte pas. »

Le cimetière de Reserve.

Le cimetière de Reserve, en Louisiane, en plein cœur du «corridor du cancer»

Photo : Radio-Canada / Frédéric Arnould

Nous avons essayé d’obtenir des entrevues auprès de divers regroupements de l’industrie de la région, mais sans succès. Nous avons également essuyé un refus de la part du département de l’Environnement de la Louisiane.

Il reste que les résidents afro-américains du « corridor du cancer » continuent de compter leurs morts. Ils essaient tant bien que mal d’honorer leur mémoire et de se battre contre la pollution pour les générations futures – menacées, peut-être même sacrifiées, selon Robert Taylor.

L’industrie s’en moque; c’est pour ça qu’elle est ici, dit-il.

Au rythme où vont les choses, cette zone sacrifiée le restera longtemps, et les victimes continueront de souffrir dans l’indifférence.

À lire et à voir :

Source :Radio Canada

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