
La situation des Canadiens détenus dans le nord-est de la Syrie − des enfants pour la plupart − est comparable à celle qui existait à la base américaine de Guantanamo, où des centaines d’hommes soupçonnés de « terrorisme » ont été emprisonnés pendant plus de 10 ans sans inculpation.
C’est la conclusion à laquelle est arrivée une délégation de la société civile qui vient de rentrer d’une mission de cinq jours dans cette région, ravagée par plus de 10 ans de guerre. Le nord-est de la Syrie est notamment contrôlé par les forces kurdes, qui sont soutenues par la coalition internationale pour lutter contre le groupe radical armé État islamique (ou Daech).
La délégation canadienne, qui s’y est rendue du 24 au 28 août, comprend Kim Pate, sénatrice indépendante depuis 2016, Alex Neve, chercheur à l’Université d’Ottawa et ancien secrétaire général d’Amnistie internationale Canada, Scott Heatherington, un diplomate canadien à la retraite, et Hadayt Nazami, un avocat spécialisé dans l’immigration et les droits de la personne.
Depuis la défaite de Daech en Syrie en 2019, l’administration kurde détient des milliers de personnes, dont de présumés combattants djihadistes, dans ses prisons, ainsi que des dizaines de milliers de membres de leurs familles, de diverses nationalités, dans les camps de Roj et d’al-Hol.

Vue générale du camp Roj où sont détenues des familles de présumés djihadistes dans le nord-est de la Syrie.
Photo : Getty Images / AFP/DELIL SOULEIMAN
Parmi eux figurent au moins 23 Canadiens, dont neuf hommes, une femme et ses six enfants, ainsi que sept autres enfants nés de trois mères non canadiennes. Mais le nombre de Canadiens détenus dans cette région risque d’être plus élevé que cela, selon la délégation.
Lors de sa visite, la délégation a pu rencontrer les 13 enfants canadiens et leurs mères, ainsi que deux des neuf hommes canadiens détenus dans deux prisons différentes. Il s’agit de Muhammad Ali et de Jack Letts, dont les parents, John Letts et Sally Lane, ont exercé des pressions sur Ottawa pendant des années pour lui venir en aide.
Selon Alex Neve, notre visite était complètement inattendue pour les deux hommes, qui sont détenus depuis plus de cinq ans, sans accusations ni procès
.
Aucun de ces hommes n’a reçu la visite d’agents consulaires ou de représentants canadiens pendant tout ce temps. Ils ont cependant été répétitivement interrogés par des représentants d’autres pays, notamment par le FBI
, a dit M. Neve lors d’une conférence de presse à Ottawa.
Muhammad Ali aurait été interrogé plus de 25 fois par des agents du FBI.

Sally Lane, la mère de Jack Letts, manifestant pour le rapatriement de son fils, détenu sans inculpation depuis plus de cinq ans en Syrie.
Photo : Twitter / Sally Lane
Cela fait écho aux abus généralisés dont nous avons été témoins après les attentats du 11 Septembre. Lors de notre visite, nous avons pensé à la prison de Guantanamo, aux sites de détention arbitraires, et aux cas de Canadiens tels que Maher Arar, Omar Khadr, Abdullah Almalki, Ahmad El Maati et Muayyed Nureddin.
Tous ces Canadiens avaient été arrêtés arbitrairement aux débuts des années 2000, en pleine guerre contre le terrorisme
, sans services consulaires canadiens, sans avocat et sans aucune accusation pesant sur eux.
Muhammad Ali et Jack Letts, qui souffrent de nombreux problèmes de santé, sont plus que préparés à faire face à la justice dans le cadre d’un procès équitable mené par l’appareil judiciaire canadien
, selon la délégation.
Il est décevant de constater que tant de Canadiens, y compris un nombre considérable d’enfants, n’ont pas reçu le soutien consulaire dont ils avaient besoin, et ce, pendant plusieurs années, même s’ils sont en droit d’obtenir un tel soutien
, a indiqué l’ancien diplomate Scott Heatherington.
Bon nombre de Canadiens pourraient être tentés d’affirmer que ces personnes sont les artisans de leur propre malheur. Il y a une chose qui nous a semblé évidente toutefois : il n’y a pas de dénominateur commun expliquant comment ou pourquoi ces individus se sont retrouvés dans le nord-est de la Syrie.

La plupart des détenus dans les camps du nord-est de la Syrie sont des enfants de moins de 12 ans.
Photo : Reuters / Issam Abdallah
La chose la plus importante à savoir, c’est que ces gens ont besoin d’une aide consulaire canadienne de toute urgence
, a ajouté cet ancien diplomate. Notre visite montre clairement qu’il est possible d’accéder aux infrastructures sur place et de se faire entendre, y compris dans les prisons. Nous nous attendons à ce que des représentants du consulat canadien emboîtent le pas sans plus attendre.
Les membres de la délégation exhortent également le gouvernement canadien à prendre des mesures immédiatement − pas dans quelques semaines ou mois, mais dans les prochains jours − pour s’assurer
que les 13 enfants canadiens soient rapatriés avec leurs mères, y compris celles qui n’ont pas la nationalité canadienne, a affirmé de son côté la sénatrice Kim Pate.
À l’heure actuelle, ces femmes, y compris celle qui est citoyenne canadienne, ont appris du gouvernement canadien qu’elles ne seront pas autorisées à se rendre au Canada, mais que leurs enfants peuvent y aller sans elles.

Les six enfants d’une Canadienne détenue dans un camp du nord-est de la Syrie tiennent une pancarte remerciant l’avocat de leur mère, Lawrence Greenspon, pour ses efforts pour les faire venir au Canada.
Photo : Photo soumise par Lawrence Greenspon
La position scandaleuse adoptée par le gouvernement canadien jusqu’à maintenant dans ces dossiers ressemble terriblement à celle liée à des événements honteux qui sont inscrits dans notre propre histoire
, a encore dit Mme Pate, en référence aux pensionnats pour Autochtones. Nous connaissons maintenant très bien les conséquences qui surviennent quand on arrache des enfants à leur mère et que l’on sépare des familles de force.
Rien, dans ma vie professionnelle, n’aurait pu me préparer pour les expériences vécues au cours de cette semaine. Comme de nombreux Canadiens, je suis fière d’être citoyenne d’un pays qui respecte les droits de la personne et qui fait la promotion de la primauté du droit. Or, nous ne faisons ni l’un ni l’autre dans le nord-est de la Syrie.
Depuis 2020, le Canada a rapatrié 26 de ses ressortissants (9 femmes et 17 enfants) qui étaient détenus dans les camps syriens.
Fin mai, la Cour d’appel fédérale a annulé la décision d’un juge qui avait ordonné à Ottawa de rapatrier quatre hommes détenus dans ces prisons, dont Jack Letts. Leurs avocats veulent contester cette décision devant la Cour suprême du Canada et ont présenté jeudi une requête à cet effet au plus haut tribunal du pays. La Cour suprême décidera dans les semaines à venir si elle entend l’appel ou pas.
Selon Mme Pate, il n’est pas trop tard
pour le Canada de changer d’approche, mais [cela] doit se faire dès maintenant
.
Garder des personnes enfermées indéfiniment, dont certaines pourraient être entièrement innocentes, […] ne fait qu’aggraver les injustices et favoriser une plus grande insécurité
dans la région, ajoute la sénatrice.