
Cela fait plusieurs heures que je roule sur la route 287 en direction est. Mille après mille, le paysage change. Ce matin, c’était les sommets enneigés des Rocheuses, scintillants sous le soleil. De chaque côté de la route, des troupeaux de wapitis broutent l’herbe gelée sous une neige légère et vaporeuse. Quelques buffalos, rares spécimens d’une espèce presque décimée lors de la conquête de l’Ouest, regardent ma jeep passer d’un air détaché. À la radio, les commentateurs sont fébriles : Donald Trump annoncera en soirée sa candidature à la présidentielle. Nous sommes le 15 novembre 2022.
À Dubois, juste avant le pont qui enjambe la Wind River – la rivière du vent –, je me suis arrêtée au café de la petite ville dont le nom évoque l’histoire des trappeurs français qui ont exploré ces terres arides en quête de fourrures, au début du 19e siècle.
Le petit édifice, à l’architecture typique et carrée des westerns, est bondé. Les employés des ranchs situés à proximité sont venus manger un burger. Le Cowboy Burger, bien sûr. Ici, tout est cowboy. Le café du cowboy, les toilettes du cowboy. Celles des cowgirls. Dans le Cowboy State
, tout le monde se définit comme un cowboy, peu importe la profession. D’ailleurs, presque tous les clients portent, évidemment, des chapeaux de cowboys.
Sur le babillard du restaurant est épinglée, bien en évidence, une affichette ironique qui se moque d’une certaine gauche américaine : Good morning! By what are we offended today?
(Bonjour! Par quoi sommes-nous offensés ce matin?)
À la table d’à côté, on discute fermement de l’avenir de Donald Trump au sein du Parti républicain. On lui préférerait DeSantis, moins erratique.
Au moment de payer l’addition, je questionne la serveuse sur le nom de la ville. Je lui raconte qu’un de mes amis, au Québec, porte ce nom. Dubois. Cela ne l’émeut pas. On dit Duboys maintenant, même si on écrit Dubois. Elle explique que l’ancien maire et beaucoup de citoyens n’aimaient pas la sonorité francophone du nom, alors ils l’ont anglicisé. Je devine à son ton qu’elle était enthousiaste à ce changement.
En quittant Dubois, je prends la direction de Laramie, qui tient son nom de Jacques Laramée, un autre coureur des bois canadien-français qui a trappé dans la région. La terre vire à la couleur rouille, les montagnes ne sont plus aussi massives qu’au nord, mais façonnées par l’érosion en rochers ciselés. Ici et là, je croise quelques boîtes aux lettres en fer blanc, bosselées et abandonnées aux vents qui ne s’essoufflent jamais, témoins que des gens vivent bel et bien ici, dans ce paysage austère et grave. Ils y espèrent du courrier, un lien vers le reste du monde.
Après les montagnes viennent de grandes plaines enneigées. Les maisons mobiles ont remplacé les ranchs opulents. Bientôt, des panneaux indiquent que nous sommes dans la réserve de Wind River, où habite la Nation Shoshone. Après un bref arrêt chez eux, je reprends la route, étouffée par l’angoisse. À la radio, au poste de musique country, un cowboy chante une chanson étonnamment philosophique. Sur l’autoroute, je songe au fait que je ne sais pas où je m’en vais dans la vie, j’essaie seulement d’apprendre à être humain.
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p class= »e-p »>Qu’est-ce qu’être humain? À l’heure où le jour sombre en une explosion sublime de roses et d’orangers sur la vallée désertique, je me coule dans le paysage et descends en moi-même, hantée par les deuils de tous ces gens que j’ai croisés; ceux qui restent.
Le Wyoming est l’État où l’on se suicide le plus aux États-Unis. Le Montana, le Colorado, le Nouveau-Mexique et l’Alaska le talonnent dans ce sinistre record qui touche tout le monde sans discrimination : Autochtones, Blancs, riches, pauvres, jeunes, vieux, hommes, femmes, et même des amateurs de plein air qui choisissent de venir mettre fin à leurs jours dans le parc national de Yellowstone ou celui du Grand Teton.
Cela fait cinq jours que je roule sur les routes désertes du Wyoming et, depuis mon arrivée, chaque personne rencontrée m’a raconté le suicide d’un ami, d’une sœur, d’un oncle, d’une cousine. À Wind River, c’était Audrey, 70 ans, une aînée de la Nation Shochone, qui me racontait le suicide de sa petite-fille. Elle s’est pendue l’été dernier. Elle n’avait que 21 ans.
J’ai essayé de lui trouver de l’aide, de la faire admettre dans un centre de crise, mais il n’y avait de place nulle part
, m’a-t-elle dit en me regardant droit dans les yeux, son regard noir de colère.
En quittant Audrey, j’ai roulé longtemps sur une route déserte, songeuse, absorbée, me demandant comment autant de noirceur pouvait naître dans un décor d’une telle beauté. Les fenêtres de la Jeep vibraient sous la bourrasque. Un bref instant, j’ai baissé la tête pour changer de poste de radio. Quand je l’ai relevée, un petit wapiti se tenait immobile sur la ligne jaune, le regard figé vers moi. J’ai appuyé de toutes mes forces sur la pédale de frein, prise de panique, soudainement sortie de ma torpeur. Veux-tu, toi aussi, mourir?
ai-je demandé à l’animal dans ma tête avant de prendre une grande respiration pour me rendre compte à quel point cette incursion dans l’État du suicide me plongeait dans des questions déchirantes qui brouillaient mon sens logique.