Adolescentes, violées et forcées de devenir mères

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C’est dans un petit village de la région de Huehuetenango, situé à un peu plus de 250 km au nord-ouest de la capitale du Guatemala, que Salomé élèvera son garçon, né il y a trois semaines. Elle vit maintenant avec sa tante et sa grande sœur, dans une modeste maison de béton, typique des campagnes guatémaltèques. Elle est de retour chez elle depuis quelques jours. Son bébé, lui, doit rester un peu plus longtemps à l’hôpital en raison d’un problème respiratoire. Même si elle dit avoir bien hâte de le retrouver, la nouvelle maman vit un grand sentiment d’injustice. Le conjoint de sa mère, un homme en qui elle avait confiance, lui a volé sa vie.

Violée à répétition

L’adolescente, timide et menue, s’assoit sur un lit installé dans une pièce sombre. Au sol, des sacs sont remplis de vêtements de nouveau-né. Jamais Salomé n’aurait pensé devenir mère, contre son gré, à 16 ans.

Des vêtement^s de bébé. Salomé a reçu en cadeau des vêtements pour son fils. Photo : Radio-Canada / Marie-Hélène Rousseau

Quand ma mère allait à l’église, je restais à la maison. Je ne savais pas que mon beau-père me ferait ça. Ça arrivait toutes les semaines. Il me disait : « Si tu en parles à ta mère, je vais te tuer », raconte-t-elle, le regard vide, comme si l’histoire qu’elle racontait était celle d’une autre.

Chaque semaine, Salomé redoutait le moment où elle subirait ces agressions, mais les menaces la hantaient. Elle a eu peur et n’a rien dit.

Jusqu’au jour où elle a cessé d’avoir ses menstruations. Elle a tout de suite compris ce qui se passait. Elle portait l’enfant de son violeur.

Sous le choc et vivant un profond sentiment d’impuissance, elle a pris la fuite. Seule, elle a parcouru les quelques dizaines de kilomètres qui séparent son village de la frontière mexicaine, puis l’a traversée. Elle savait que là-bas, elle trouverait facilement du travail comme femme de ménage.

Au Mexique, à environ quatre mois de grossesse, ses patrons se sont rendu compte que son ventre s’arrondissait et lui ont demandé de passer un test de grossesse.

« J’étais tellement triste, je ne voulais plus vivre. »

— Une citation de  Salomé

Les employeurs de Salomé ont contacté sa sœur Paula, qui a plus de 20 ans, pour lui apprendre la nouvelle.

Ils m’ont dit que ma sœur souhaitait se faire avorter, qu’elle ne voulait pas revenir au Guatemala et qu’elle avait des idées suicidaires. À ce moment-là, je ne savais pas que c’était mon beau-père qui l’avait violée. Je leur ai demandé de la convaincre de rentrer à la maison et que j’allais la soutenir, raconte Paula.

Paula et Salomé s'enlacent. La sœur de Salomé, Paula, est maintenant sa tutrice.Photo : Radio-Canada / Marie-Hélène Rousseau

Salomé a finalement accepté de rentrer dans son village, mais pas question de retourner vivre avec sa mère et son beau-père. Quand la famille et l’entourage ont appris l’identité de son agresseur, tout le monde était consterné. Sa mère, elle, a décidé de rester avec son conjoint. Ça me fait de la peine. Ma mère ne m’a rien dit, se désole la jeune fille, qui s’est sentie profondément abandonnée.

Avortement interdit au Guatemala

À son retour au Guatemala, Salomé espérait toujours interrompre sa grossesse, et ce, même si la loi l’interdit. Une femme qui se fait avorter clandestinement est passible de deux ans de prison. Seuls les avortements thérapeutiques, soit quand la vie de la femme est en jeu, sont permis. Dans ces rares cas, trois médecins doivent l’autoriser.

Le plan de Salomé était de se procurer une pilule abortive, mais sa sœur Paula l’en a dissuadée. Je lui ai demandé : « Pourquoi tu te feras avorter à quatre mois de grossesse? Il ne t’en reste que cinq ». Pauvre bébé. Un bébé, c’est une vie à part entière, se souvient Paula.

Extérieur de l'urgence de l'hôpital de Huehuetenango. L’Hôpital régional de Huehuetenango offre une clinique spécialisée dans les cas de violences sexuelles.Photo : Radio-Canada / Marie-Hélène Rousseau

Lorsque Salomé s’est rendue à l’Hôpital régional de Huehuetenango pour son suivi de grossesse, elle a été prise en charge par une clinique spécialisée dans les cas d’agression sexuelle, puis guidée dans le processus de dénonciation. Elle a porté plainte contre son beau-père, mais elle ignore où en est maintenant l’enquête criminelle.

Je veux qu’il aille en prison. C’est important parce qu’il a abusé de moi.

Salomé devra toutefois s’armer de patience, explique l’avocate spécialisée dans les cas de violences sexuelles contre les femmes, Julia Maria Arias de Leon.

Oui, il y a des condamnations, mais elles sont minimes si on les compare au nombre de dénonciations. Souvent, le Ministère public considère qu’il manque de preuves. Et les délais sont longs. En ce moment, il n’y a toujours pas de sentences pour des dénonciations qui datent de 2017, déplore l’avocate.

Leur corps n’est pas prêt à donner naissance

La gynécologue-obstétricienne Glendy Palacios et la pédiatre Celeste Alfaro travaillent au sein de la clinique de l’Hôpital régional de Huehuetenango qui accompagne les jeunes mamans et leur bébé. Elles sont d’ailleurs tenues par la loi de signaler au Ministère public toutes les grossesses des filles de moins de 14 ans, qui sont automatiquement considérées comme des victimes de viol.

panneau informatif. « Avoir des relations sexuelles avec une personne âgée de moins de 14 ans est toujours un crime de viol », peut-on lire sur un panneau installé dans cette clinique spécialisée dans les cas de violences sexuelles. Photo : Radio-Canada / Marie-Hélène Rousseau

Les deux femmes constatent que les jeunes patientes sont plus sujettes aux complications en raison de leur jeune âge.

C’est un grand facteur de risque tant pour le fœtus que pour la maman. Diabète de grossesse, hypertension, accouchement prématuré, hémorragies. Les complications sont fréquentes parce que le corps des jeunes patientes est encore en train de se développer pour pouvoir tomber enceinte, explique la Dre Palacios.

La gynécologue-obstétricienne Glendy Palacios fait une échographie.La gynécologue-obstétricienne Glendy Palacios.Photo : Radio-Canada / Marie-Hélène Rousseau

D’ailleurs, la plupart des jeunes mères accouchent par césarienne. Pour celles qui ont 12 ans et moins, c’est obligatoire. Les nouveau-nés sont plus à risque d’avoir un très faible poids ou de développer des infections, notamment pulmonaires. Pour la maman, qui est parfois elle-même une enfant, l’accouchement, et tout ce qui s’ensuit, est traumatisant.

La pédiatre Celeste Alfaro soigne un bébé. La pédiatre Celeste Alfaro.Photo : Radio-Canada / Marie-Hélène Rousseau

On sait que, physiologiquement, il y aura production de lait. Celles qui acceptent ou le tolèrent, oui, peuvent allaiter. Tout ce processus psychologique est un traumatisme pour elles. Mais grâce à Dieu, rares sont les jeunes mères qui rejettent leur bébé, ajoute Dre Alfaro.

Une société divisée sur le droit à l’avortement

Les deux médecins sont très croyantes, comme la vaste majorité de la population guatémaltèque. Même si elles sont sensibles à ce que traversent les jeunes victimes, elles sont contre l’avortement, même lorsqu’il s’agit d’un viol.

Personnellement, c’est très difficile parce qu’elle n’a pas décidé de tomber enceinte […]. Mais dès qu’il y a fécondation, il y a de la vie. Il y a deux vies, celle de la maman et celle du bébé, estime la gynécologue-obstétricienne.

La pédiatre Celeste Alfaro et la gynécologue-obstétricienne Glendy Palacios.La pédiatre Celeste Alfaro et la gynécologue-obstétricienne Glendy Palacios travaillent auprès des victimes de violences sexuelles. Photo : Radio-Canada / Marie-Hélène Rousseau

Je suis chrétienne. Je pense qu’au final, ce n’est pas la faute du bébé. Professionnellement, je pourrais dire que [l’avortement] pourrait être une option, mais dans les premiers mois seulement, après, non. […] En fait, je ne sais pas, c’est très compliqué! ajoute la pédiatre Celeste Alfaro, qui convient que le débat n’est pas tout noir ou blanc.

De plus en plus de voix s’élèvent malgré tout pour réclamer le droit à l’avortement au Guatemala.

Un mouvement de contestation fait annuler une loi plus sévère

Le 8 mars 2022, Journée internationale des droits des femmes, le congrès guatémaltèque a adopté à forte majorité la Loi pour la protection de la vie et la famille. Cette loi devait formellement interdire les mariages entre personnes de mêmes sexes, proscrire l’enseignement de la diversité sexuelle et de genre à l’école, et rendre les peines de prison pour interruption de grossesse encore plus sévères, tant pour les femmes que pour les personnes qui facilitent l’avortement. Quelques jours plus tard, devant un mouvement de contestation, le président Alejandro Giammattei a demandé l’abandon de cette loi controversée.

Mais de nombreuses organisations féministes qui soutiennent les victimes de violences sexuelles ne peuvent malgré tout pas encore prendre position ouvertement sur l’avortement, au risque de perdre leur financement public et même leur accréditation comme ONG. C’est le cas de l’Observatoire en santé sexuelle et reproductive (OSAR) du Guatemala.

Pour nous et pour toutes les organisations au Guatemala, c’est trop risqué. On a décidé de travailler sur ce qu’on pouvait, soit accompagner les jeunes filles et faire en sorte que leur vie soit moins malheureuse, exprime la directrice de l’OSAR, Mirna Montenegro.

Le père de la jeune mère est souvent l’agresseur

Le ministère de la Santé guatémaltèque a répertorié en 2022 près de 2200 grossesses chez des filles de 10 à 14 ans. Bien que tous les pays ne rassemblent pas les données de la même façon, il en ressort que le Guatemala est l’un des pays d’Amérique latine qui comptent le plus de très jeunes mères, déplore la directrice de l’OSAR, Mirna Montenegro.

« Normalement, [l’agresseur] est un homme proche de la jeune fille, en position d’autorité. Un beau-père, un grand-père, un oncle, un demi-frère, un voisin. Et la violence sexuelle dure des années. Ça peut commencer quand l’enfant a 6 ou 7 ans, et on s’en rend compte quand elle tombe enceinte à 10 ou 11 ans. »

— Une citation de  Mirna Montenegro, directrice de l’OSAR
Mirna Montenegro. L’Observatoire en santé sexuelle et reproductive (OSAR) du Guatemala existe depuis 2008. Son mandat est notamment de s’assurer que les jeunes filles et les femmes aient accès aux services de santé dont elles sont besoin, explique la directrice Mirna Montenegro.Photo : Radio-Canada / Marie-Hélène Rousseau

Elle rapporte que dans environ 30 % de ces cas, l’agresseur est le père biologique de la jeune fille.

Ça arrive que le père viole sa fille de 12 ans parce qu’il se dit : « C’est ma fille, c’est son corps, et je peux faire ce que je veux avec le corps de ma fille ». C’est très commun.

La médecin de formation travaille depuis plus de 20 ans à promouvoir les droits reproductifs et sexuels des femmes au Guatemala. Elle constate que le chemin à parcourir est immense.

D’abord, les marques laissées par la guerre civile qui a déchiré le Guatemala de 1960 à 1996 sont toujours bien présentes, explique-t-elle.

La violence sexuelle contre les femmes faisait partie du butin de guerre. Frapper là où ça fait le plus mal : « Je viole ta femme parce que c’est ta femme », explique Mirna Montenegro.

À cela s’ajoute la culture machiste, bien présente au Guatemala.

« Il y a encore de nombreuses femmes qui doivent demander la permission pour sortir de la maison, pour travailler, pour utiliser une méthode contraceptive. Un système patriarcal qui oppresse les femmes et qui ne reconnaît pas les droits des jeunes filles. »

— Une citation de  Mirna Montenegro, directrice de l’OSAR

Ces facteurs historiques et culturels, combinés à une grande pauvreté et à un piètre accès à l’éducation, rendent les jeunes filles extrêmement vulnérables aux agressions sexuelles.

Miser sur l’éducation sexuelle

Plusieurs organismes développent des programmes d’éducation sexuelle, dans l’espoir de faire bouger les choses.

À Santa Cruz del Quiche, le Centre de paix Barbara Ford offre de la formation dans les écoles, tant aux enseignants qu’aux élèves. Toutefois, parler de sexualité reste délicat dans une société traditionnelle où les valeurs religieuses sont centrales.

La religieuse Virginia Searing.La religieuse Virginia Searing, membre des Sœurs de la Charité de New York, est l’une des fondatrices du Centre de paix Barbara Ford, à Santa Cruz del Quiché. Elle mène de front différents projets de développement social au Guatemala. Photo : Radio-Canada / Marie-Hélène Rousseau

Les écoles offrent ces cours, mais les enseignants n’y croient pas tous en raison de leur religion conservatrice. Plusieurs sont évangélistes et ne veulent même pas prononcer le mot, exprime l’une des fondatrices du Centre, la sœur américaine Virginia Searing.

Soyons réalistes. Les adolescents qui sont dans une relation à long terme vont commencer à expérimenter et auront des relations sexuelles. Comment peut-on les aider à le faire de façon respectueuse? Ils doivent aussi connaître les méthodes contraceptives. L’Église n’enseigne pas ça, nous, on le fait, poursuit-elle.

Des vies chamboulées

Les victimes sont nombreuses à subir les conséquences d’une grossesse en bas âge. Salomé doit apprivoiser sa nouvelle réalité. Même si elle éprouve avant tout de l’amour pour son fils, elle sait que sa vie ne sera pas facile.

Ayant quitté l’école à 13 ans, peu d’options s’offrent à elle. Pour subvenir à ses besoins, elle compte trouver un travail comme femme de ménage ou dans une plantation de café près de son village. Ici, un travailleur agricole gagne l’équivalent de 10 $ par jour.

Un camion pour enfant en avant-plan, Salomé en arrière-plan. Salomé espère que son bourreau sera condamné à une peine de prison. Photo : Radio-Canada / Marie-Hélène Rousseau

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p class= »e-p »>Tout ce que je souhaite, c’est que ça se passe bien, dit-elle. En attendant que le Ministère public termine son enquête, ce qui pourrait prendre des années, elle espère de tout cœur que son agresseur, qui habite toujours avec sa mère à une trentaine de minutes de marche, ne croisera plus jamais sa route ni celle de son enfant.

Je ne veux pas qu’il voie mon bébé, jamais, conclut Salomé.

*Les noms ont été changés pour protéger l’identité des victimes

Ce reportage a été réalisé grâce au Fonds québécois en journalisme international

Source :Radio Canada

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